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Non, il fallait inventer quelque chose, agir… Il n’y avait pas pour Martine d’autre homme dans ce vaste monde que Daniel Donelle. Elle était à Paris, mais Paris sans Daniel… Elle avait des moments de désespoir.

Comme ce soir où elle marchait sous les arcades sombres, froides et désertes, entre la rue Saint-Florentin et la rue Royale[60]. Il pleuvait très fort. Martine se sentait sombre, froide, déserte comme ces arcades avec leurs barreaux de fer. Elle revenait du travail. Elle était fatiguée ; elle avait froid, ses bas étaient éclaboussés et mouillés… Martine attendait que la pluie se calmât un peu pour se jeter dans la bouche du métro, mais combien de temps pouvait-elle attendre, la pluie semblait avoir redoublé. Les autobus passaient tellement pleins qu’ils semblaient avoir du mal à avancer. D’habitude Martine prenait l’autobus, mais ce soir-là ce n’était guère possible, elle aimait mieux descendre dans le métro. Allons-y… Martine allait suivre les arcades pour sortir dans la pluie, quand un regard venant par-dessus les barres de fer l’arrêta comme un éboulement : droit en face d’elle, tête nue, visage ruisselant, Daniel Donelle, un journal à la main, la regardait.

— Martine… dit-il d’une voix venant de loin, venez prendre un grog, on sera plus heureux.

Martine marchait sous les arcades noires et Daniel, parallèlement sur le trottoir. Ils se trouvèrent face à face, au coin de la rue Saint-Florentin. Daniel avait pris le coude de Martine pour traverser et entrer dans le premier tabac-bar[61]. Ils trouvèrent une petite place au fond.

— Si on dînait ensemble ? Quand on rencontre une payse, à Paris…

— Il fallait Paris…

Daniel avait-il saisi tout ce que cela voulait dire : « Il fallait Paris » ?

— On dîne ensemble, répéta-t-il affirmatif.

— On m’attend.

— Qui ?

— Mme Donzert…

— Téléphonez.

Martine se leva pour aller au téléphone. Elle ouvrit la porte sur laquelle était écrit : Téléphone… Machinalement, mécaniquement, Martine fit le numéro. Son cœur battait effroyablement : « Cécile, ne m’attendez pas… J’ai rencontré Daniel… » Elle raccrocha sans écouter les cris de Cécile.

VIII. LE PETIT POIS

Ils prenaient toujours le petit déjeuner ensemble, dans la cuisine, sur une table vert d’eau, toujours propre. Le café dans une belle cafetière, beurre, confiture, pain grillé. Cécile et Martine prenaient en plus des jus de fruits, M. Georges, des œufs sur le plat, une tranche de jambon. La radio ronronnait doucement, chantait ou parlait, on ne distinguait pas très bien.

— L’homme heureux que je suis, — dit M. Georges, dépliant le journal dans une grande odeur de café et de pain grillé, — vous souhaite, Mesdames, une bonne journée…

M’man Donzert, autrement dit Mme Georges préparait les tartines pour son mari, l’œil sur Martine, silencieuse. Cécile regardait Martine et l’heure ; elle travaillait dans une agence de voyages, comme sténodactylo. A eux quatre, ils gagnaient bien leur vie, et M. Georges payait facilement les traites de cet appartement et de la boutique de coiffeur pour hommes qui se trouvait au rez-de-chaussée de la même maison, une maison toute neuve, à la porte d’Orléans[62]. Mme Donzert, pardon, Mme Georges tenait la caisse[63] de la boutique, et il y avait deux garçons. Elle aurait préféré continuer son métier de coiffeuse, mais le local ne s’y prêtait pas, et elle n’aurait pour rien au monde voulu contrarier en quoi que ce fût son mari.

— Bon, dit M. Georges, pliant son journal. On descend, M’man Donzert ? Fillettes, fillettes dépêchez-vous…

Il ne pleuvait plus ce matin. Cécile et Martine prenaient l’autobus ensemble. Il y en avait toujours plusieurs, c’était le terminus, et elles choisissaient toujours les mêmes places. Le contrôleur leur souriait.

Cécile ne posait pas de questions. La veille, il était déjà trop tard quand Martine était rentrée et s’était assise sur le bord du lit de Cécile… Elle avait des yeux démesurés, qui ne voyaient rien. Tout ce que Cécile avait pu tirer d’elle était qu’elle avait rencontré Daniel et dîné avec lui dans une brasserie près de la gare Saint-Lazare. Elle s’était couchée sans faire sa toilette, chose extravagante, jamais arrivée depuis qu’elles partageaient leur chambre. Et c’était Cécile qui avait eu du mal à s’endormir en écoutant la respiration régulière de Martine. Cécile était à nouveau fiancée… Depuis Paul, celui du village, elle avait eu d’autres fiancés et toujours les fiançailles se trouvaient rompues pour une raison ou pour une autre. Cette fois c’était Jacques, un ouvrier de chez Renault[64], que Cécile avait rencontré chez une cousine de sa mère. M’man Donzert avait rêvé d’un autre gendre, mais puisque Cécile y tenait…

— Tu déjeunes avec Jacques ? demanda Martine, pour dire quelque chose avant de descendre : elles ne s’étaient pas dit un mot de tout le trajet, comme si elles avaient été fâchées. Jamais ni à l’école, ni depuis, il n’y avait pas eu une fâcherie entre elles[65].

— Oui… A ce soir Martine ?

— Oui, oui… à ce soir…

Elle ne revoyait donc pas Daniel ce soir.

Mme Denise, une femme très grande, mince et majestueuse, habillée de beige, les cheveux blancs, le visage jeune, allait et venait dans les salons, l’œil à tout et à la pendule : les premières clientes allaient arriver. Mme Denise était la directrice, le bras droit du grand patron qui n’apparaissait que rarement. Les employées se changeaient au vestiaire, et transformées en anges bleus gagnaient rapidement leurs cabines, y mettaient de l’ordre dans les pots, tubes, flacons, coton, gaze, crèmes, fards… Tout le reste était aspiré, aéré, lavé, essuyé, le linge changé, avec dans les placards des tas de serviettes, peignoirs, etc.

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60

la rue Saint-Florentin, la rue Royale — центральные улицы Парижа в районе площади Согласия.

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61

le tabac-bar — кафе.

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62

à la porte d’Orléans — Орлеанские ворота — площадь на юге Парижа. Ворота не сохранились, осталось лишь название.

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63

Mme Georges tenait la caisse — Мадам Жорж сидела за кассой.

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64

un ouvrier de chez Renault — рабочий завода Рено. Рено — одна из самых крупных автомобильных фирм Франции.

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65

il n’y avait pas eu une fâcherie entre elles — они никогда не ссорились.