Martine entra dans la cabine quand la cliente étendue se reposait après le massage. Elle avait devant elle, sur le coussin, une main nue. Des doigts presque pointus, roses au bout. Le reste de la femme couchée sur le dos, enveloppée dans un grand drap éponge, était invisible, le visage couvert d’une serviette mouillée. A son chevet, Mme Dupont, l’esthéticienne, tripotait ses pommades, onguents, lotions… C’était le silence, la détente…
— Vous me les taillez en amande, n’est-ce pas ? dit la femme. Et à nouveau le silence…
— Je vous remets le même vernis ?
— Mme Dupont, libérez-moi un œil, s’il vous plaît !.. Mme Dupont enleva la serviette et la femme apparut…
Elle apparut avec l’éclat bleu-foncé de ses yeux, dans toute sa beauté. Elle sourit à Martine, sûre de son effet. C’est avec vénération que Martine mettait le vernis sur ces ongles taillés en amande. Elle avait de la chance de travailler ici, dans cet Institut de Beauté et si Daniel… Elle s’abîma dans ses rêves qui avaient maintenant une réalité vivante, effrayante comme toute réalité qu’on ne façonne pas comme un ongle, en amande, une réalité impossible à vernir… un homme qui agissait à sa guise. Les mains défilaient devant Martine souriante, affable. Il y eut le déjeuner, au réfectoire. Elle mangeait toujours souriante, mais prétextant un mal de tête[66] pour ne pas être obligée de prendre part aux conversations.
— Vous êtes pâlotte, Martine… lui dit Mme Denise qui avait un faible pour cette fille si jolie et si précise dans son travail, une employée modèle.
— Vous avez beaucoup de rendez-vous aujourd’hui ?[67]
— Toute la journée…
— Vous travaillez trop bien, tout le monde vous demande !..
Elle était bien habituée à son travail, Martine, à la maison, aux femmes autour d’elle, à Paris… Et si Daniel…
Le soir toute la famille était réunie autour du bifteck-frites[68]. On avait mangé une omelette flambée[69] et M. Georges s’installa dans la pièce commune pendant que les femmes lavaient la vaisselle, mettaient de l’ordre dans la cuisine. Vide-ordures, eau chaude, il n’est pas resté longtemps seul à lire le journal, Mme Donzert est venue très vite s’installer à côté de lui et a sorti son tricot d’une corbeille à ouvrages ; Martine faisait des ongles à Cécile et la radio chantonnait.
— Tu te rends compte, Martine, que tu as déjà gagné deux manches ?[70] Je veux dire, dans ta courte vie… dit M. Georges.
M’man Donzert regarda son mari par-dessus les lunettes : Georges était un homme plein de tact, mais les jeunes filles, c’est délicat, se rendait-il compte de ce que cette rencontre de la veille représentait pour Martine ?
— …deux manches. La première, quand M’man Donzert t’a recueillie, continua M. Georges….La deuxième, quand M’man Donzert t’a emmenée à Paris. C’est elle ton destin et ta bonne étoile. Songe, la petite-perdue-dans-les-bois, la voilà dans un grand immeuble moderne à Paris ! Elle est belle, elle a du travail dans un Institut de luxe… Ne rate pas la manche suivante, fillette…
M’man Donzert plia son tricot : elle était trop énervée pour continuer à tricoter. En vérité toute la maison était inquiète de ce qui avait bien pu arriver à Martine la veille au soir, et personne n’osait lui en parler directement, pas même Cécile. Mais cette rencontre à Paris avait quelque chose de surnaturel. Le rêve d’une jeune fille romanesque, un rêve qui aurait dû fondre devant un quelconque homme réel, M’man Donzert commençait à trouver ce rêve anormalement tenace. Jusque-là, elle se disait seulement que l’homme réel tardait à paraître et que la passion de Martine pour ce Daniel, auquel elle n’avait jamais parlé, ressemblait à de la folie. Toutes les fillettes commencent par s’amouracher au hasard, il leur faut un objet pour rêveries amoureuses, puis vient l’homme réel. Mais cette Martine, qui continuait à attendre, avec une patience fervente et têtue, et ce Daniel qui passait sans un regard pour elle… Alors M’man Donzert aurait voulu lui parler, la prévenir… de quoi au juste ? Où cela pouvait la mener… mais quoi cela ? Il n’y avait rien à dire contre Daniel, jusque-là il n’avait pas profité de la situation, au contraire. Il était d’une famille respectable et l’on disait que son père était fort riche, quand même il continuait à vivre dans sa vieille ferme sans l’aménager.
Qu’avait-il donc de si inquiétant, ce Daniel ? Probablement la passion que Martine lui vouait. D’ailleurs de lui-même, qu’en savait-on ? Qu’il ait été héroïque pendant la Résistance, c’était beau, ça… Maintenant il était un étudiant attardé, il avait quand même vingt-trois ans et il venait d’entrer à École d’Horticulture, à Versailles… Alors, quand est-ce qu’il commencerait à gagner sa vie ?
Le père Donelle passait pour quelqu’un qui avait fait un nœud si serré aux cordons de sa bourse[71] qu’il était difficile à défaire. Et puis le fait que Martine avait toujours voué à ce Daniel un pareil culte ne voulait pas dire que lui, de son côté aurait du sentiment pour elle, et il serait capable d’en profiter et de la laisser tomber… Cette Martine, une sotte, une folle ! M’man Donzert pensait que c’était aussi sa faute à elle de ne pas avoir su, en bonne catholique, inculquer à Martine le sens du péché pour ainsi dire.
— Martine a toujours été raisonnable, dit M’man Donzert. Elle n’est pas faite, avec les goûts qu’elle a pour épouser un ouvrier. Elle n’y songe pas. Moi, je suis d’une famille d’ouvriers, et mon premier mari était un ouvrier, mais je comprends bien que mes filles veulent s’élever au-dessus de notre condition.
— Maman, dit Cécile, personne ne veut s’élever au-dessus de toi. Jacques est un ouvrier et c’est très bien comme ça…
— Ça, on le saura après si « c’est très bien comme ça… », dit M’man Donzert impatientée, mais Martine, encore moins que toi est faite pour épouser un ouvrier. Vous êtes des princesses. D’ailleurs il n’en est pas question, du moins pour Martine. Tu sais bien, Martine, comment tu es, tu tournes de l’œil quand tu vas dans des cabinets qui ne sont pas propres… Et il te faut changer des serviettes tous les jours… Et le lit ! Tu as les reins rompus si tu n’as pas un sommier et un matelas extra.
— La Princesse sur le petit pois… Curieux… curieux… dit M. Georges et il ajouta :
— Connaissez-vous ce conte, Mesdames ?
Une Reine-mère pour marier son fils voulait une vraie princesse… alors les filles qui se présentaient, les candidates fiancées, elle leur faisait passer une épreuve : elle les gardait à coucher, et sur un beau lit faisait échafauder des matelas, l’un plus moelleux que l’autre… Il y en avait tant et tant, que la fille qui voulait épouser le prince et se disait princesse authentique, se trouvait tout en haut, sous le ciel de lit[72] en satin bleu… Or, entre le sommier et tous les matelas, la Reine-mère glissait un petit pois, un seul tout petit pois. Le lendemain matin elle venait réveiller la jeune fille et lui demandait : « Avez-vous bien dormi, Princesse, le lit est-il bon ? » Et toutes les prétendantes répondaient : « Oh, oui, Madame la Reine, Votre Majesté, j’ai fort bien dormi, ce lit est du duvet… » Alors la Reine-mère disait : « Allez-vous en ! Vous n’êtes pas une vraie princesse ». Enfin, un jour, arrive au Palais une fillette… Elle portait une robe de coton et des sabots, ses longs cheveux tressés faisaient deux fois le tour de sa tête, son tour de taille égalait son cou, et elle avait les yeux comme deux soleils… « Je suis une princesse lointaine, dit-elle à la Reine, et je veux, Madame, me marier avec votre fils, parce que je l’ai toujours aimé, depuis que, toute petite, j’ai vu son portrait… »
71
qui avait fait un nœud si serré aux cordons de sa bourse — он так крепко завязал свой кошелек, т. е. он не любит давать деньги.