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– M'avez-vous préparé mon couteau à scalper ? lui demanda Honorine, dès qu'elle l'eut embrassé sur les deux joues. Vous me l'aviez promis ainsi que Monsieur d'Arreboust quand vous êtes venus à Wapassou...

Le chevalier fut surpris car cet engagement lui était tout à fait sorti de mémoire. Fort heureusement pour lui, Honorine fut accaparée par nombre de dames et de messieurs qui la trouvaient charmante et voulaient l'embrasser et la féliciter.

À Québec, malgré les efforts du gouverneur qui y tenait, le protocole ne se maintenait jamais très longtemps. L'intervention de l'enfant avait « brisé la glace », et l'on commençait à s'interpeller, se présenter les uns aux autres, se reconnaître. M. d'Arreboust fut entouré d'amis, enchantés de le revoir, car on le croyait voguant vers la Bastille et sa disgrâce avait bouleversé les éléments conciliateurs de la colonie.

Malgré tout, Frontenac s'évertuait à procéder à quelques présentations officielles. Au moins les membres de son administration civile et militaire.

Après le gouverneur militaire et ses officiers, les membres du Conseil souverain, les sieurs Gaubert de La Melloise, Magry de Saint-Chamond, Haubourg de Longchamp, Basile, Gollin, le procureur Noël Tardieu de La Vaudière, le greffier Nicolas Carbonnel.

Joffrey de Peyrac saluait et disait un mot à chacun. Angélique s'efforçait, cette fois encore, de retenir au moins quelques-uns de tous ces noms.

À son tour le comte présentait ses fils, ses lieutenants, officiers, écuyers, et surtout M. de Bardagne, envoyé du Roi, qui attendait fort patiemment.

Angélique, que le gouverneur Frontenac gardait à sa droite, se trouva tout près de M. de Bardagne lorsqu'il présenta ses titres et ses lettres de créance, tandis que le comte de Peyrac, en quelques mots, expliquait comment il avait eu l'agrément de pouvoir obliger le représentant de Sa Majesté, en difficulté dans le Saint-Laurent.

Enfin, Angélique put se glisser près de Joffrey. Elle le fixait, les yeux brillants. Il prit sa main et baisa furtivement le bout de ses doigts.

– Que vous avais-je dit ! glissa-t-il à mi-voix. Ils ont gagné !

– Qui cela ?

– Vos yeux verts !

– Oh ! Joffrey ! J'ai bien cru que tout était perdu. Qu'était-ce, ce coup de canon ?

– Je l'ignore encore... Un excité. Peut-être une suprême attaque de votre cher ami, le Père d'Orgeval.

– Il n'est pas présent à Québec. Il a disparu. Monsieur de Loménie vient de m'en informer...

– Ah vraiment !

Il réfléchit et sourit. Angélique aurait juré qu'il n'était pas tellement surpris de la nouvelle.

– Eh bien ! Voilà qui est parfait. Un adversaire de moins à circonvenir...

Il était très à l'aise, amusé.

Qu'a-t-il tramé encore ? se demanda-t-elle, qui a entraîné cette... fuite du Père d'Orgeval ? Joffrey n'avait-il pas fait allusion à un espion secret qu'il aurait à sa solde au cœur même de Québec ?

Elle regarda autour d'elle, interrogeant ces visages nouveaux, tous différents, mais joviaux et animés. On devenait follement gai.

– J'ai tremblé pour vous, reprit Peyrac, profitant du chassé-croisé des conversations pour la retenir, un peu, près de lui. Ce coup de canon pouvait avoir des conséquences désastreuses... Heureusement, dans le message qu'il m'a fait parvenir, Monsieur de Frontenac m'assurait qu'il s'agissait d'une lamentable erreur, que tout allait bien maintenant, malgré la réponse violente du Gouldsboro.

– Oui, votre riposte a été rude, interjeta Frontenac qui avait saisi au vol les derniers mots... Grâce à Dieu, pas de morts... une seule maison démolie, celle de... Après tout, c'est bien fait... Je vous expliquerai...

La ville paraissait délivrée d'un sortilège. Les enfants s'étaient enhardis et couraient partout, buvant, mangeant, provoquant les Indiens à la course ou au tir, venant admirer sous le nez les toilettes somptueuses des belles dames et des beaux seigneurs de la Haute-Ville, aujourd'hui descendus vers la Basse-Ville.

Les hommes de Peyrac et les gens de sa maison faisaient connaissance avec la population et acceptaient des mains d'accortes jeunes filles une chopine de bière, une pinte de vin.

Angélique fut surprise de voir Honorine aller embrasser un petit garçon parmi les pupilles du Séminaire. Puis tous deux restèrent là se tenant la main et se considérant gravement.

Angélique s'approcha.

– Pourquoi as-tu embrassé ce petit garçon ? D'où le connais-tu ?

Honorine hocha la tête.

– Tu sais bien que je lui ai donné un morceau de sucre candi l'an dernier quand il est venu chez nous avant que tout brûle.

Honorine avait une mémoire étonnante des visages et de toutes choses en général. Ce n'était pas la première fois qu'Angélique s'en avisait.

À son tour, elle reconnaissait en effet le petit Marcellin, neveu de M. de L'Aubignière, qu'un parti d'Iroquois qui le détenait prisonnier depuis trois ans avait rendu aux Canadiens, qui les encerclaient sur les rives du Kennébec, en échange de leur liberté.

Il ne disait mot.

– As-tu gardé les billes que t'avait données Thomas ? Réponds-moi. Tu parles français maintenant ?

Mais l'enfant demeurait coi. Elle devina pourtant qu'il la reconnaissait à un rapide éclair de malice et de méfiance qui passa dans son regard bleu.

Étonnés de la voir agenouillée devant l'un des pensionnaires du Séminaire et sensibles au tableau qu'elle offrait avec son grand manteau de fourrure blanche, la corolle de sa robe bleu brillant gonflant autour d'elle, les gens s'étaient attroupés.

L'arrivée en force des Acadiens qui, eux aussi, avaient été des passagers du Gouldsboro, relança un nouvel échange de saluts.

– Décidément, comte, vous avez battu le rappel des attardés, disait le gouverneur à Peyrac. Sans vous, je commence à comprendre que bien des nôtres se seraient trouvés en difficulté pour rallier Québec à l'automne. La navigation se fait de plus en plus difficile dans la Baie Française avec les Anglais. D'autre part, je me serais réjoui que vous m'apportiez des nouvelles d'un contingent de Filles du Roy que m'annonçait dans les premiers courriers de l'été, avec grandes recommandations, la Compagnie du Saint-Sacrement. Leur bienfaitrice, la duchesse de Maudribourg, avait frété un navire sur sa cassette et les accompagnait.

Il s'interrompit, fixant avec étonnement quelqu'un qui se trouvait derrière Angélique et le comte de Peyrac.

– Pourquoi te signes-tu, soldat ?

– C'est que vous avez prononcé le nom de cette bougresse-là, mon gouverneur, balbutia la voix troublée d'Adhémar, qui caché derrière Angélique se couvrait de larges signes de croix. La Maudribourg ! Oh ! Pitié pour nous ! Tout le monde sait qu'elle était fille du diable !

L'ensemble de cette déclaration embrouillée se perdit dans un bruit de paroles véhémentes que certains des arrivants qui se trouvaient là lancèrent avec beaucoup de vigueur, afin de la couvrir.

Joffrey put enfin saisir l'opportunité de renseigner M. de Frontenac sur le sort de la duchesse de Maudribourg.

– En effet, Monsieur le gouverneur, vos pressentiments sont justes. La Licorne, le navire de cette dame bienfaitrice, s'est perdu corps et biens sur les côtes de l'Acadie. Me trouvant là, j'ai pu secourir quelques-unes de ces malheureuses jeunes filles, mais, hélas, la duchesse a trouvé la mort dans ce naufrage.

– Vingt dieux ! s'exclama Frontenac, la Compagnie du Saint-Sacrement va me chanter pouilles !

– Nous avons amené avec nous quelques-unes de ces rescapées...