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Angélique pensait au Père de Vernon avec lequel elle avait voyagé sur le White Bird, et qui était mort sous les coups du pasteur anglais.

« Oh mon ami ! Pourquoi êtes-vous mort ? Vous voyez, je suis à Québec comme vous me l'aviez demandé... »

Elle mit la tête dans ses mains, s'efforçant de ressusciter les traits devenus flous du visage effacé, s'attachant à déchiffrer le secret que parfois elle avait cru lire dans ses yeux.

« Il m'aimait ! » pensa-t-elle. « Je suis sûre qu'il m'aimait. »

Angélique, absorbée par ce dialogue muet avec un fantôme, avait perdu conscience du temps écoulé et presque du lieu où elle se trouvait.

L'intensité de la méditation dans laquelle elle était plongée finit par surprendre, puis impressionner, puis stupéfier l'assistance.

Tous les regards étaient fixés sur la nuque blonde de cette grande dame, si humblement prosternée au pied de l'autel.

À ce point-là, ce n'était pas qu'une attitude.

– Serait-elle pieuse ? chuchota Mme de Mercouville à l'oreille de sa voisine, Mme Duperrin. Alors, c'est complet ! Je vous avoue que moi, je n'y comprends plus rien... Enfin que ne nous a-t-on pas raconté sur ces gens-là !... Qu'ils étaient impies, hostiles à l’Église... Qu'ils n'avaient pas planté la Croix ! Que sais-je ! Ah ma chère ! À qui se fier, désormais...

Le carillon de cinq cloches d'argent reliées entre elles et que secouait énergiquement un vigoureux séminariste canadien tira Angélique de ses pensées.

Elle se retourna pour jeter un coup d'œil, intéressée d'examiner ceux parmi lesquels elle allait vivre quelques mois d'une vie nouvelle.

Près d'elle, Joffrey était debout, la tête rejetée en arrière, les bras croisés sur sa poitrine. Il se tenait sans forfanterie. Quelles étaient ses pensées en ce moment ? Était-il sensible comme elle au climat français retrouvé ? Il paraissait satisfait, mais était-ce pour les mêmes raisons qu'elle-même ?

À sa droite, il y avait Ville d'Avray qui se dressait comme un coq très pieux. Car, en fait, il aimait prier et être à l'église.

Piksarett était derrière avec un chef huron et un autre algonquin. Au-delà d'eux commençait la houle des têtes en un surprenant mélange.

Il y avait beaucoup d'Indiens et d'Indiennes, les uns demi-nus, les autres drapés dans leurs couvertures de traite ou leurs fourrures, pressés flanc à flanc avec les gentishommes élégants, les nobles dames corsetées, les officiers chamarrés, les coureurs de bois chevelus et barbus et vêtus de peaux chamoisées. Beaucoup de femmes françaises étaient en coiffes paysannes de leur province d'origine, d'autres portaient des bonnets blancs.

Les bourgeoises nouaient sur leurs boucles apprêtées des écharpes de taffetas, noires ou brunes, et jetaient sur leurs épaules un capulet.

Partout des enfants, de jeunes visages aux yeux clairs et hardis, aux cheveux de paille, à côté d'autres, où luisait, noir comme la mûre des bois ou l'eau sous les feuilles, le regard des petits Indiens.

À un banc, sur la droite, se trouvait Mère Bourgeoys encadrée de ses « filles ». La conviction avec laquelle celles-ci chantaient leur allégresse d'être enfin parvenues au Canada rayonnait sur leurs blêmes physionomies ferventes.

On reconnaissait facilement les nouveaux immigrants, débarqués du jour même, à leur maigreur, leurs paupières bordées de rouge, leur teint terreux, à leur expression d'effarement et à l'on ne sait quoi de pitoyable, d'humble ou d'emprunté qu'ils apportaient avec eux de l'Ancien Monde. Cela leur passerait lorsqu'ils se trouveraient à la tête de vingt arpents de terre à défricher entre fleuve et bois, ou quand ils se seraient enfoncés sous les ramures de la forêt pour aller aux Pays-Hauts chasser la fourrure.

Pour eux, la cérémonie d'arrivée après un cruel voyage était à la fois un achèvement et un commencement.

Les voix d'anges des petits chantres dans la tribune portaient l'instant à un niveau d'enthousiasme et de jubilation qui transformait toutes les personnes présentes. Le plaisir d'être ensemble et parvenu au but faisait vibrer les voix reprenant avec conviction le refrain des cantiques.

Pour les nouveaux arrivants venus chercher au Canada la possibilité d'une vie meilleure, le vieux royaume s'éloignait comme un lourd navire chargé d'anathèmes et de rancunes, d'oripeaux sanglants et poussiéreux afin de disparaître loin à l'horizon des esprits et l'on pouvait espérer que tout ce qui s'édifierait ici le serait dans l'harmonie, guéri d'inutiles servitudes.

Marguerite Bourgeoys relevant la tête de dessus son missel vit le regard d'Angélique fixé sur elle et lui adressa un petit signe de connivence. Elles ne s'étaient pas revues depuis Tadoussac. « Eh bien vous voyez ! Tout se passe pour le mieux », semblait dire la religieuse.

Angélique sourit. Et ce sourire qui adoucissait l'éclat de ses yeux verts fut capté par les fidèles comme un gage d'amitié.

Seule une femme lui dédia un regard farouche Elle se tenait un peu en retrait, sur la gauche agenouillée avec une raideur guindée qui exprimait toute une attitude de rage intérieure.

Très grande, elle était vêtue comme en grand deuil son ajustement démontrait que ce n'était pas une bourgeoise mais une dame de haut rang. Elle croisa le regard d'Angélique dans un éclair aussi tranchant que celui d'une épée puis elle détourna les yeux ostensiblement, et se mit a regarder droit vers un vitrail avec une fixité voulue. Elle semblait affirmer qu'elle s'abstrayait des lieux ou elle se trouvait, qu'elle rejetait tout ce qui l'entourait. Le clair-obscur de la basilique accentuât ses traits anguleux, son teint crayeux. « On dirait une tête de mort... » pensa Angélique. Dans la figure livide a grande bouche traçait comme une blessure, accentuée par le fard rouge qu'on y avait écrasé à la diable pour un maquillage outré et précipité. Pour l'instant cette bouche aux coins tombants exprimait la plus profonde amertume. Ses mains, qui soutenaient un très gros livre de prières, tremblaient de telle sorte que l'encombrant volume paraissait sans cesse sur le point de basculer.

Angélique ne douta pas un instant d'avoir aperçu en elle, contrainte d'assister pour son expiation au triomphe de ceux qu'elle avait voulu envoyer par le fond, la belliqueuse Sabine de Castel-Morgeat.

Chapitre 13

Une à une, Angélique retirait les épingles qui fixaient son plastron de perles au corsage de sa robe bleue, et, au fur et à mesure, elle les posait dans une coupe d'onyx ; un miroir, au cadre de bois doré, reflétait sa blondeur trouble, son visage qui paraissait épanoui comme une fleur d'aurore et où ses prunelles vertes rivalisaient d'éclat avec les brillants des gros cabochons qui se balançaient aux lobes de ses oreilles. À chaque mouvement, les diamants s'éteignaient et s'allumaient lançant leurs feux comme une lumière lointaine traversant un brouillard.

Pourquoi le miroir lui renvoyait-il une image si peu nette bien qu'éblouissante ? C'était sans doute à cause de la buée d'eau chaude qui s'élevait du bain préparé pour elle dans une cuve de bois. Elle voulut essuyer la surface du miroir, mais cela ne changeait rien.

Angélique en déduisit qu'elle était aussi un peu ivre. Mais, à vrai dire, beaucoup plus de l'excès de fatigue et de tumulte que des boissons absorbées.