Выбрать главу

– Qu'est-ce que ce vêtement ? s'informa-t-elle. L'étoffe en est aussi épaisse qu'un louis d'or, mais grossière.

– C'est un caban dont un négociant de cette ville m'a fait don et qui convenait ce soir à mon déguisement. J'en lancerai la mode pour les élégants et, qui sait si elle ne se prolongera pas jusqu'à Paris.

– Un vêtement de paysan !

– Mais fort pratique pour aller visiter les belles par les nuits glacées...

Appuyés l'un contre l'autre, ils regardaient au-dehors, avec curiosité, le paysage lunaire.

De l'autre côté de la rue on devinait les arbres d'un verger noyés dans l'ombre humide. La même brume impalpable dissimulait les contours des maisons les plus proches. Mais plus loin, en contrebas, le clocher de la cathédrale surgissait, éclairé. Derrière, la lune sortait d'un nuage. Un halo de lumière irisée l'agrandissait comme une énorme opale et sa clarté ciselait les moulures des balustres et des colonnades de la tour. À la pointe du clocher, la haute croix de fer forgé perçait le ciel de son coq-girouette posé tout au bout. Tandis qu'en son centre se disposaient la couronne d'épines et tous les instruments de la Passion y compris l'échelle. Son dessin se profilait sur le ciel laiteux comme tracé à l'encre noire par une plume géante. Alentour, les clochers de la chapelle du séminaire, de celle des Ursulines, de l'église des Jésuites, et toutes les tours ou campaniles des autres petits édifices religieux de la cité, répétaient le même thème des instruments de la Passion, du coq, et parfois, il y avait une rose des vents.

Joffrey parlait à mi-voix.

Il passait en revue les divers événements de la journée, se félicitant de leur déroulement. Le geste fou de Mme de Castel-Morgeat paraissait plutôt l'amuser.

– Je reconnais avoir un certain faible pour ces femmes audacieuses et passionnées, qui vont jusqu'au bout de leurs engagements. Fidèle à son confesseur, le Père d'Orgeval, elle a maintenu son engagement, malgré la défection de celui-ci. Et puis, c'est une femme d'Aquitaine. Entre Gascons on peut se comprendre et se pardonner.

– Je trouve que vous prenez bien à la légère une démarche qui aurait pu causer la perte du Gouldsboro, se rebiffa Angélique, oubliant qu'elle avait, quelques heures plus tôt, partagé un peu ce point de vue. Imaginons : si le boulet avait atteint ses œuvres vives, ce magnifique navire coulant au fond de l'eau, les armes, les richesses qu'il y avait à bord perdues, les victimes inévitables...

– La vie nous fait rarement autant de mal qu'elle le pourrait... Pour ma part, quand un danger est passé, je songe moins à m'effrayer de ce qui aurait pu advenir qu'à m'émerveiller d'y avoir échappé...

– Je crois que vous avez bu trop de vin français aujourd'hui, dit-elle.

– En attendant, qui a gagné ? Le Gouldsboro qui se balance sur son ancre au pied du Roc, tandis que la maison des Castel-Morgeat a un grand trou dans sa façade et un angle écorné.

Il ajouta que M. de Frontenac s'était vu obligé de leur accorder l'hospitalité dans une aile du château Saint-Louis.

Il tenait toujours Angélique étroitement contre lui et, par instants, il posait ses lèvres sur son front, sur ses tempes, comme irrésistiblement attiré par la proximité de ce visage.

Elle devinait qu'il parlait ainsi pour la distraire et lui communiquer sa confiance, car il n'était pas sans raison, de si joyeuse humeur.

– Joffrey, dit-elle humblement, j'avoue que j'ai été saisie de panique tout à l'heure. Tous les obstacles qui s'opposent a ce que nous puissions vivre heureux m'apparaissaient Tout à coup, j'ai trouvé à cette demeure une ressemblance avec celle où nous avions logé quand nous étions allés assister au mariage du Roi à Saint-Jean-de-Luz. Vous souvenez-vous ? Ce n'étaient que fêtes et réjouissances mais, dans le brouhaha, le Roi en profita pour vous faire arrêter.

– Laissez donc ces souvenirs lointains, chérie Les temps sont autres. Rien ne recommence jamais tout à fait de la même façon, car la vie est mouvement. Le Roi, aujourd'hui n'est plus ce jeune souverain préoccupé de réduire l'indépendance des princes qui avec la Fronde, avaient menacé son trône. Sa puissance est assurée. Nul grand vassal ne peut se retrouver roi en sa province, comme j'en donnais l'image en ce temps-là à sa jalousie ombrageuse. Les temps sont autres.

– Le Roi est autre.

– Et vous, vous êtes une autre femme. Vous nous en avez donné la preuve aujourd'hui et avec quel éclat. Je vous regardais et je voyais que celle qui s'avançait ainsi m'était quelque peu inconnue. Comment exprimer ce que j'ai ressenti en vous voyant le point de mire de tant de regards admirateurs et enchantés ? Je vous voyais sous tous vos visages : éblouissante comme à Versailles, mais aussi sereine et sûre d'elle comme en face des Iroquois, inébranlable comme en face de la Démone. Cela ne signifie pas que de telles perspectives soient pour moi de tout repos... Mais j'aime le risque et la nouveauté.

– C'est cela ! Vous aimez trop le risque. J'ai raison de me tourmenter. Voyez, quand vous vous êtes rendu au rendez-vous de ce Varange, à la crique de la Mercy sur la seule foi d'un billet signé Frontenac. Vous vous y êtes rendu quasi seul et il vous attendait pour vous tuer...

– Je devais pressentir que l'ange sauveur se mettrait en chemin. Tout ce qui se trame en nos alentours ne nous est pas toujours visible. Sans vous, je serais mort. Mais vous êtes venue et vous l'avez tué. Ainsi, entre nous, à la vie à la mort, mon amour.

Angélique eut un frisson.

– Quel était son dessein ? Il m'a laissé une impression étrange. Il s'est glissé dans votre vie comme un fantôme déliquescent, une larve obscure, à croire qu'on l'a rêvé. Je suis certaine qu'il était un des complices d'Ambroisine, un de ceux qui l'attendaient et qui peut-être savaient quel personnage dangereux se cachait derrière ses traits séraphiques...

– Elle est morte et vous l'avez vaincue. Elle ne peut plus nous nuire. Ses troupes infernales reculent et s'évanouissent dans l'ombre.

Il leva sa main vers la fenêtre en un geste incantatoire, mais il souriait.

Au pied du Roc, les eaux du Saint-Laurent se déployaient en étoile de mer, insinuant parmi les caps, les îles et les baies, ses tentacules d'un métal vibrant sans pareil.

À cette heure quelques canoës indiens en griffaient encore la surface, tels de noirs insectes.

Il s'était évertué à dissiper ses doutes et elle retrouvait le sentiment de confiance qui l'avait habitée tout au long de cette journée.

– Nous sommes parvenus trop loin pour qu'« ils » nous atteignent, dit-il encore. Ne le sentez-vous pas ? Tout ce qui peut nous arriver désormais de dangereux ou de tragique ne sera plus jamais aussi grave.

– Et la rancune du Père d'Orgeval ? Quand j'ai vu quelqu'un en noir au pied de l'escalier j'ai cru que c'était lui.

Joffrey de Peyrac éclata de rire.

– Quelle idée ! Je vois mal un jésuite, même celui-là, se présentant en pleine nuit chez une dame.

– Il aurait pu vouloir m'exorciser.

– Vous avez trop d'imagination, mon cœur !

Et après un silence :

– ... Ne le craignez pas. Il ne viendra plus.

– Où est-il ? murmura Angélique.

– Il a quitté la ville... On le dit.

– Il y était pourtant quelques jours avant notre arrivée.

– Il n'y est plus.

Elle se souvint qu'il avait accueilli la nouvelle de l'absence du Père d'Orgeval avec surprise, mais aussi comme s'il l'avait prévue. Elle se demanda ce qu'il avait pu tramer, qu'il ne lui confiait pas. Il entretenait un espion secret à Québec. Il l'avait taquinée à ce sujet. « Je n'ai pas dit que c'était un homme... »

– Et s'il revient ?