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Résumons : la Séductrice est dans nos murs. Elle ne nous quittera pas de sitôt.

Quelque chose dans le rouge du ciel, ce soir, me faisait penser que les glaces ne sont pas loin, bien que les milliers d'oies sauvages qui sont assemblées au Cap Tourmente n'aient pas encore décidé de leur migration vers le Sud.

Nul vaisseau ne peut désormais ni arriver ni repartir. Nos hôtes vont partager notre hiver canadien et nous n'avons plus à nous poser de questions. Car, chez nous, les comptes ne se règlent qu'au printemps lorsque le fleuve redevient libre, que les premiers navires apportent les premiers courriers et que l'on sait le choix du Roi...

*****

Si, quittant la modeste demeure de Mlle d'Hourredanne, l'on glisse en un vol plané d'une aile duveteuse d'oiseau de nuit au-dessus des clochers et beffrois de la Haute-Ville, l'on parvient au château Saint-Louis, résidence du gouverneur, forteresse, à la pointe du cap, dominant et surveillant le fleuve.

Dans l'aile droite, une fenêtre demeure éclairée.

M. de Castel-Morgeat bat sa femme. Il est fou de rage.

À mi-voix, pour ne pas éveiller les échos du château Saint-Louis où Monsieur le Gouverneur les héberge, il exhale sa rancœur et son déplaisir.

– N'est-ce pas assez, Madame, que vous me dédaigniez dans ma propre maison, que, depuis des années que je vous ai épousée, vous ne cessiez de m'y faire sentir le poids de ma présence comme si je n'y étais qu'un intrus, que vous proclamiez le dédain que vous avez de mes hommages pour faire de moi la risée des sots, il faut encore que vous me fassiez parjurer à ma parole donnée, que vous me couvriez de ridicule devant mes soldats et mes sauvages, moi, le lieutenant du Roi en Amérique...

Sabine de Castel-Morgeat plie l'échine. Les coups l'ont prise au dépourvu.

Il y avait longtemps, des années, qu'il ne s'était pas livré a ces violences.

Elle ne lui dénie pas son droit d'être en fureur mais elle le hait d'avoir tourné casaque si facilement.

Tout au long de cette affaire, il a opté pour le Père d'Orgeval, l'approuvant de vouloir écarter des terres d'Acadie un danger d'envahissement qui se doublait dune menace diabolique. C'est même l'une des rares fois ou il s'est trouvé en accord avec elle, sa femme Peut-être l'a-t-il regretté ? Il n'y a guère il assurait les jésuites de sa fidélité, il faisait le matamore...

Il a suffi... de quoi donc ? Que Frontenac l'assure de l'intérêt d'une alliance entre Gascons ? Que le Père d'Orgeval brusquement disparaisse, comme s'avouant battu ? Qu'il veuille, elle, la désavouer, l'humilier une fois de plus...

Il a suffi, surtout, que l'annonce parvienne que s'avançait vers Québec cet homme que l'on dit magicien, sûr de sa victoire avec sa flotte insolente et bourrée de richesses et de présents, sûr de gagner sans un coup de canon.

Eh bien ! Si ! Il y a eu un coup de canon. Celui qu'elle a fait tirer elle-même, comme jadis Mlle de Montpensier a fait tirer sur son cousin, le Roi. Quelle ivresse pour une femme que de sentir le pouvoir de faire tonner le canon sous ses doigts. Pouvait-elle deviner que son fils Anne-François était à bord ? Tout ce qu'elle entreprend se retourne contre elle !

Pourtant, puisque Anne-François est sain et sauf elle ne regrette pas son geste.

Ce geste d'hostilité a compensé la lâcheté générale. Mme de Castel-Morgeat a ainsi proclamé son attachement a ce confesseur qu'hier encore tout le monde encensait pour le désavouer aujourd'hui. Enfin il l'a vengée de toute la rancune, de toute l'amertume accumulées en elle au cours des années et dont ce couple attendu, image dit-on de la réussite de la vie et de l'amour, lui semble être la cause. Elle hait tout ce qui peut lui rappeler qu'elle n'a jamais connu le bonheur, ni le plaisir de l'amour.

Oh ! Quelle douleur éprouvée aujourd'hui, quelle douleur sans nom, devant ce couple insolite et magnifique qui est monté vers la cathédrale sous les ovations ! Toute sa vie à elle, gâchée, sans cesse déçue, en prenait une saveur plus amère. Jamais le lien ne lui a paru si lourd qui l'attache à ce Castel-Morgeat qu'elle n'a jamais aimé. Toute sa vie lamentablement perdue lui est remontée au cœur, à la vue de cette femme triomphante que toute une ville acclame, idolâtre, sans même la connaître, simplement parce qu'elle apparaît, parce qu'il n'y a qu'à la voir, parce qu'elle, elle a le CHARME. Tandis qu'elle, Sabine, on ne l'aime pas, elle ne plaît pas.

On l'a obligée à assister au Te Deum. Elle aurait préféré être jetée dans un cul-de-basse-fosse.

Personne ne s'est préoccupé de son humiliation et de sa douleur, ne lui a dit un mot de compassion.

Le seul qui eut pour elle un peu d'indulgence et de sincère estime n'est plus là : son confesseur.

À son chagrin intime, réveillé par les événements récents, s'ajoutent l'inquiétude et le désarroi.

Lui si fort, Sébastien d'Orgeval, a-t-il pu se laisser circonvenir par la crainte ? Non, cela est impossible. Ou tomber dans un guet-apens ? Son intuition extra-lucide l'aurait averti à temps. Alors que croire ? Qu'il se recueille en quelque retraite pour mieux frapper plus tard ? Mais quelle nécessité de s'effacer ainsi ? La situation était entre ses mains.

Il l'a abandonnée... Maintenant elle est seule et sans recours, livrée à la réprobation et à la détestation.

Des larmes coulent sur son visage tuméfié que les fards blanchâtres enlaidissent encore.

Le comte de Castel-Morgeat se sent plus encore hors de lui et fou furieux. Cette damnée bonne femme réussit toujours à le mettre dans son tort... Il tourne comme un lion en cage à travers l'unique chambre qu'on leur a dévolue. Il jette des regards furibonds au lit, ma foi, assez vaste et confortable qui a été mis à leur disposition et dont les courtines sont à demi relevées découvrant la blancheurs des draps.

– Jamais je ne coucherai avec vous dans ce lit, crie-t-il.

– Moi non plus. Allez donc coucher chez Janine Gonfarel, la maquerelle ! Vous avez l'habitude d'y trouver bon gîte et tendre accueil.

Il pousse un horrible juron, se rue sur le lit et se fourre sous les draps avec bottes et casaque.

Elle se jette hors de la pièce en réprimant un cri de rage.

Le valet de Monsieur de Frontenac, qui dort sur un lit de bivouac en travers de la porte de son maître entend un bruit de vaisselle cassée. Il se lève intrigué.

Le château est petit et, à cette heure de la nuit, tout le monde doit y dormir sans barguiner. Les sentinelles veillent au-dehors, cela suffit. Se dirigeant dans la direction d'où est venu le bruit, il arrive aux cuisines.

M. de Castel-Morgeat a aussi entendu. Il ne dormait que d'un œil.

« Elle a encore cassé quelque chose », pense-t-il. Il descend l'escalier en boitillant car sa jambe lui fait mal à l'approche du matin.

Il aperçoit in fantôme noir qui traverse l'antichambre, portant un panier, sous l’œil ensommeillé du valet et d'un marmiton en chemise.

C'est Mme de Castel-Morgeat, encapuchonnée, qui se dirige vers la grand-porte.

Il la rejoint de justesse au moment où elle va l'ouvrir et l'agrippe par le bras.

– Où allez-vous encore, espèce de folle ? Où courez-vous à cette heure de la nuit ?

Elle répond d'un air de martyre.

– Je vais porter quelque nourriture au bonhomme Loubette. Personne ne s'est occupé de lui aujourd'hui.

Ses yeux flamboient brusquement. Elle crache avec colère.

– Oui, la ville a perdu la tête ! Au point d'oublier ses pauvres, ses devoirs de charité les plus impératifs... Tout cela pour une femme dont la beauté dangereuse n'a d'autres buts que d'écraser ses rivales autour d'elle, que d'attirer tous les hommes à ses pieds, que de répandre le mal et la destruction de tout bien...

Elle a parlé avec tant de véhémence, la bouche tordue, que Castel-Morgeat, lui-même habitué à ses réactions outrancières, en demeure saisi. C'en est trop ! Quelque chose lui échappe dans ce comportement excessif.