Intrigué, il la regarde franchir le seuil d'une démarche de reine outragée.
Il dit :
– Pourquoi la haïssez-vous donc tant ?...
*****
La main décharnée et tremblante du vieux Pierre-Marie Loubette s'avance et parvient à saisir avec peine sa tabatière de fer-blanc posée sur un tabouret à son chevet.
Putain d'existence ! Sa tabatière est vide.
Il retombe sur ses oreillers et ramène frileusement jusqu'à ses épaules la couverture qui a glissé mais il n'arrive pas très bien à l'installer comme il faut. La fièvre le secoue tellement qu'il se découvre plutôt que ne se recouvre et, au bout d'un moment, il se sent brûlant et rouge comme un cul de chaudière en fonte sous laquelle on a forcé le feu.
Putain de vie ! Qu'est-ce qu'il en aurait fait de son tabac s'il en avait trouvé trois brins ? Il en aurait chiqué un peu. Fumer ? C'est exclu.
Dès qu'il commence à allumer son vieux calumet, presque aussi vieux que lui, et qu'il aspire une bouffée, le voilà parti à tousser jusqu'à ce qu'il s'en étrangle et crache du sang.
Chiquer ? Il peut encore. Il a gardé ses dents, des dents presque aussi bonnes que celles des Indiens, saines, solides. C'est bien à peu près tout ce qu'il a gardé. Le reste s'en est allé à vau-l'eau : ses forces, ses écus, ses amis. Ce sont des choses qui arrivent. Surtout aux anciens de cette putain de colonie. On n'en veut plus des anciens ici. On les a trop vus. On leur doit trop. On préfère les oublier. Tout le jour ces damnées cloches lui ont martelé la tête. Et bing ! Et boum ! Et encore ! Et j' t'en donne et j' te carillonne. Croyez-vous qu'il y aurait eu un être humain charitable pour venir lui dire ce qui se passe et ce que ça a voulu dire ce coup de canon tout seul ? Parce que... il n'a tout de même pas eu la berlue ! On a tiré du canon.
Mais il en restera sur sa curiosité. Toute la ville s'est égaillée comme une volée d'étourneaux.
Tout le monde s'est trouvé en bas pour accueillir les étrangers. Il est resté seul sur ce rocher de malheur presque comme du temps où il était enfant et qu'il y montait par un sentier de chèvre. Qui croirait que la grand-place pavée de la Haute-Ville où, aujourd'hui, les dames aiment à tourner carrosse, a été cette clairière ombragée de grands arbres où, dès l'âge de six ans, il rôdait, son petit couteau-jambette en main, à la recherche des asperges sauvages ou des crosses de fougères, pointant de la terre humide, et qu'il rapporterait à sa mère pour qu'elle les ajoute à la soupe familiale ?
Ce ruisseau qui traverse la grand-place dévalait parmi les herbes hautes. Il y a trempé ses pieds nus de petit Normand, levant les yeux vers les frondaisons des grands arbres d'Amérique. Il s'est taillé un pipeau adossé aux racines d'un chêne, là où s'élève la cathédrale. De la grande forêt primitive, il ne reste plus sur le promontoire que des enclos et des parcs entourant les propriétés bâties : le monastère des Ursulines, la maison et le collège des Jésuites, le séminaire et l'évêché, l'Hôtel-Dieu. Hors ces grands bâtiments dans leurs îlots de verdure, partout des rues tracées bordées de maisons. Et l'on entend les carrosses et les charrettes tressauter sur les pavés, le bruit des sabots ferrés des chevaux...
En ce temps-là (le temps de son enfance), il y a près de cinquante ans, il n'y avait au pied du Roc que deux ou trois familles de colons. Ça ne faisait que quelques petits enfants français qui s'élevaient comme une couvée de sarcelles sauvages au bord du fleuve perdu.
Six ou sept femmes et, parmi elles, Hélène Boullé, vingt ans, épouse de M. de Champlain et ses trois suivantes.
La fine Hélène Boullé, en robe blanche et son petit miroir au cou, où les Indiens se voyant refléter s'attendrissaient qu'elle « les gardât dans son cœur ».
Tout le monde logeait dans l'habitation que M. de Champlain avait construite sur la rive.
Un véritable petit château de bois en solide charpente, avec trois corps de logis, un vaste magasin, un petit colombier et, au second étage, sous la toiture en pente aux hautes cheminées, un balcon circulaire permettant aux sentinelles de surveiller l'immense horizon. Autour un large fossé flanqué d'un pont-levis et plusieurs canons braqués aux endroits stratégiques. L'habitation, on s'y entassait tous, dans les débuts, quand l'hiver venait, quand l'Iroquois menaçait. Colons, traitants, interprètes, soldats. On se tenait chaud. La falaise à laquelle on s'adossait vous suspendait au-dessus de la tête des franges de glaces géantes. Les marées d'automne rongeaient les pilotis. À manger, l'hiver, toujours des farines et des salaisons de la Compagnie, du cidre piqué comme sur les navires, quelque gibier qu'apportaient les Indiens ou qu'on prenait au piège.
L'odeur des fourrures vous saoulait. Le mal de terre – le scorbut – vous faisait les chairs flasques, la peau blême, les gencives saignantes.
Louis Hébert, l'apothicaire, soignait cela avec de la décoction de myrtilles sèches. Les Algonquins apportaient leurs médecines mystérieuses.
Le soir, on disait la prière en commun et, le dimanche, pendant les repas, on lisait la Vie des Saints.
Une année où les navires de France amenant des vivres avaient été capturés par les Anglais, ce fut la famine. Minables récoltes de ces colons qui savaient à peine manier la houe ! Aucune réserve pour l'hiver. La mort promise sans recours.
M. de Champlain charria ses Français sur trois barques et ils s'en allèrent au long du grand fleuve Saint-Laurent demandant pitié aux sauvages.
C'est ainsi qu'elle a été sauvée la petite colonie. Par la charité des sauvages. Algonquins, Montagnais, nomades dispersés sous leurs wigwams de peaux ou Hurons sédentaires, dans leurs villages aux cossues maisons d'écorce en berceau, bien garnies de maïs récolté, les uns et les autres acceptant de recevoir, soit un homme, soit un enfant, ou un couple avec un bébé, afin de partager avec cette bouche supplémentaire leur bol de sagamite, bouillie de maïs, ou leurs réserves de poissons séchés ou de viande fumée.
Charité exemplaire car, pour toute famille ou tribu isolée, dans l'hiver inclément, une bouche supplémentaire peut être cause de leur perte pour peu que le printemps tarde à venir.
On en avait casé ainsi peu à peu au long du fleuve. À la fin, il ne restait plus qu'une barque, celle où il se trouvait lui-même avec ses onze ans et son copain, Tancrède Beaujars, qui en avait treize, et sa sœur Élisabeth Beaujars qui en avait dix. Tous trois, serrés sous une couverture et n'osant plus bouger tant le froid et la faim les tenaillaient.
Le nautonier lui-même, Eustache Boullé, beau-frère de M. de Champlain, était si faible qu'il n'avait plus la force de hisser la voile, à peine celle de manœuvrer le gouvernail.
La barque allait comme une barque fantôme, descendant le fleuve vers son embouchure polaire, entre les rives du Labrador et de Gaspé.
Les glaces commençaient. À la lisière des eaux salées, elles prenaient des transparences vertes et bleues qui scintillaient dans les brouillards. Les hautes falaises de cristal paraissaient peuplées de démons. Les enfants devenaient de plus en plus tristes. Ils avaient l'impression qu'ils étaient destinés à errer toujours dans les limbes. Quand on abordait, les grèves étaient désertes et ils n'avaient plus la force de partir à la recherche des villages. Ils suçaient des écorces, se partageaient un dernier morceau de biscuit marin.
Du côté de Gaspé, un chef algonguin avait accepté de prendre trois enfants. Eustache Boullé était reparti.
Dans les cabanes, fumée, vermine, mais du bon temps. Ensevelie sous les neiges, la vie dans les villages indiens n'est rien d'autre, l'hiver, que celle des bêtes au fond de leur terrier où l'on se blottit à l'abri des tempêtes, où l'on dort, où l'on mange, où l'on fait maintes choses agréables pour oublier les menaces du dehors. À se remémorer sa saison en Gaspésie, Pierre Loubette se prend à sourire.