Peu « honteuses » comme elles étaient de nature, ces sauvagesses, adolescentes et même les jeunes femmes n'ont pas été longues à se montrer curieuses des deux beaux garçonnets d'une race étrangère.
À ce souvenir il rit et s'esclaffe, et tousse, tousse jusqu'à ce que le sang vienne tacher le linge qu'il a porté à sa bouche.
Putain de vie ! C'est toute cette fumée respirée et tout ce froid inhumain, qui lui ont, à la longue, brûlé l'intérieur. Mais on ne peut pas regretter.
Un instant il s'est revu, petit gars râblé et vigoureux, tout surpris de son plaisir, se débattant sous les fourrures avec la belle Indienne au corps lisse, qui rit, le bécote, le caresse, le chatouille, l'agace, le lèche, le tourneboule comme un chiot et le fait éclater, lui aussi, de rire et de bien-aise.
Du bon temps !
Et comment voulez-vous, après une enfance pareille, qu'on se fasse à cette ville pleine de maisons, de boutiques, d'entrepôts, d'églises et de bordels, qu'on se fasse à ce salmigondis d'arrivants du Vieux Monde, racaille qui vous pille, ou clercs illuminés qui vous excommunient pour un rien, grands seigneurs en dentelles dont l'exil sanctionne quelque crime ou malversation, ou pieuses bienfaitrices débarquant avec tous leurs meubles, leurs tapisseries et les tableaux de tous les saints, fonctionnaires aux dents longues, grands jésuites promis au martyre, émigrants faméliques, soldats ahuris, officiers prétentieux qui marchent comme des ours sur le sentier de la guerre, tout ce monde-là n'ayant en commun que l'avide espérance de « faire son beurre » dans la fourrure.
Dans ce temps-là, les chênes de la forêt d'Amérique n'appartenaient pas au Roi de France, comme ça a été décrété un beau jour, et les braves colons du Canada pouvaient s'y tailler de beaux meubles, comme son buffet-vaisselier, aux dessins en « pointes de diamant ». Tout ce qui lui reste. M. le marquis de Ville d'Avray guigne dessus, mais il ne l'aura pas.
Il paraît que les étrangers arrivés aujourd'hui logent chez lui, en haut de la rue même. Il a entendu passer toute une compagnie brillante. Des cris ! Des appels ! On se hélait.
Pourrait-on croire que tout était si grand, si calme et désert, en ce temps-là, au Canada, quand, à cette heure de la nuit, des éclats de voix s'élèvent et que des ivrognes braillent dans la rue, pas plus loin qu'en face de chez lui : un éclair de lumière a glissé sur les petits carreaux de papier huilé de sa fenêtre.
C'est la porte du cabaret du Soleil levant qui s'est ouverte pour laisser passer un buveur titubant, puis qui s'est refermée.
*****
À l'entrée de la rue de la Closerie, juste en face de la maison où le vieux Loubette, oublié sur son grabat entre son buffet de chêne et son calumet de pierre rouge, se remémore le temps de M. de Champlain, se trouve le cabaret du Soleil levant avec son seuil de trois marches, traître aux ivrognes les jours de verglas et au-dessus sa belle enseigne d'or rayonnant d'un soleil qui sourit.
M. le duc de La Ferté, amer et tourmenté, s'y est réfugié à la nuit. C'est une chose pénible que de se cacher sous un faux nom, surtout lorsque le passé surgit à vos yeux sous l'apparence d'une femme troublante et que l'incognito dont on s'est affublé ne vous permet pas de vous faire reconnaître d'elle.
Il fait glisser son gobelet d'étain tout au long de la table de bois poli par deux générations de buveurs attablés. Et il reste là affalé, le bras tendu, sa manchette de dentelle fripée couvrant son poignet, ses doigts qui tremblent, crispés autour du récipient.
Il bredouille :
– Qui ne l'a pas possédée... ne sait pas ce que c'est : une femme...
Les trois autres qui forment sa cour éclatent d'un rire bruyant et moqueur.
– Riez toujours, les amis, dit-il, qui ne l'a pas tenue dans ses bras, n'a caressé cette peau divine, n'a pénétré ce corps aux pièges voluptueux, ne sait ce que c'est que l'amour.
Il braille soudain :
– ... À boire, gargotier ! Vas-tu me laisser le bras tendu jusqu'à ce que je sèche sur pied ?
Antonin Boisvite jette sur ce client malotru un regard méprisant. Voici trente années qu'il a accroché un bouchon de sapin au-dessus de son enseigne du Soleil levant et qu'il a reçu permis du juge royal « de tenir cabaret et de mettre la serviette et licence de fabriquer et servir de la bière et toutes liqueurs fortes, vins et sirops », et il n'oublie pas qu'il fut le premier cabaretier de la Nouvelle-France et le seul qui règne en ce jour sur la Haute-Ville. Sis à égale distance de la cathédrale, du séminaire, des jésuites et des ursulines, il ferme ses portes pendant les offices solennels et les messes du dimanche, et quoique distribuant la roquille ou le demiard d'alcool à une cadence fort honorable, il a su offrir aux dames la possibilité de venir s'asseoir en sa demeure pour y boire un doigt de malaga, du cidre ou de l'eau pure accompagnée de sirop d'orgeat à leur choix dans les heures de l'après-midi.
C'est dire que son établissement n'est pas de ceux qu'on peut baptiser du nom de « gargote ». D'où son humeur à voir ces grands seigneurs, étrangers au pays, oublier qu'ils ne se trouvent plus dans quelque venelle parisienne où leur dédain fait loi près de malheureux tenanciers sans défense. Les navires ont amené bien des personnes déplaisantes au cours de l'été. Il en arrive de plus en plus chaque année. Prendrait-on la Nouvelle-France pour un dépotoir ? Antonin Boisvite grommelle :
– Sécher sur pied ! Pas de danger. Il s'humecte bien trop le gosier pour que ça lui arrive.
On rit autour de lui et Antonin, vengé, s'approche de la table de ces messieurs avec son cruchon de grès.
Il va leur en donner du solide. Comme ça, ils tomberont raides un peu plus tôt et on pourra appeler leur valetaille pour les ramasser et les ramener chez eux.
Depuis le mois d'août où ils ont débarqué, ces quatre-là qui passent leur temps à boire, à jouer gros jeu dans tous les tripots et les salons de la ville et à rechercher la compagnie des femmes légères, lui causent du souci. Il se demande si, en fin de compte, ils seront solvables. Dans ses statuts, défense lui a été intimée de faire crédit aux fils de famille, aux soldats et aux domestiques.
Doit-il, bien qu'ils se présentent entre la quarantaine et la cinquantaine, les considérer comme « fils de famille » ? Ils se montrent parfois généreux, jettent un écu sur la table... Celui qui paraît de plus haut rang a des manières de commandement qui pourraient faire croire que c'est un homme de guerre, mais le plus souvent sa veulerie abandonnée contre les dossiers des bancs de bois exprime pour l'estimation de Boisvite l'idée la plus exacte qu'il se fait d'un « courtisan ».
Il n'en a jamais vu de si près, de ces princes, qui, dit-on, emplissent le Palais de Versailles, ruche aux mille alvéoles invisibles derrière le scintillement de ses hautes fenêtres vitrées et qui garde à l'abri des regards du commun ces courtisans, comme un essaim de frelons et d'abeilles bourdonnant autour d'une reine qui serait un roi.
L'intérêt d'accueillir en ses murs une espèce encore assez rare au Canada compense, pour Antonin, le désagrément de se faire traiter avec une hauteur et une désinvolture dont il a perdu le souvenir depuis trente ans qu'il a débarqué sur ces rives, apprenti forgeron sans le sou, ayant pour tout bagage une tenaille et un marteau... et un nom prédestiné pour devenir cabaretier : « Boisvite ».
Tout en leur versant le nectar de son vin le meilleur Antonin Boisvite les observe du coin de l'œil.
L'un d'eux, un homme âgé, le sidère car il est fardé comme une femme, pis, comme une mère maquerelle. Coquetterie destinée à dissimuler des traits vieillissants, un teint par trop blafard ou à accentuer un regard étincelant, souligner une bouche aux lèvres trop minces, mais l'on peut s'étonner que Monseigneur l'évêque tolère cela dans sa ville épiscopale.