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Mais le géant retire la main tenant la boîte et tend l'autre, ouverte, carrée comme un battoir. Il annonce ainsi qu'il attend la contrepartie pour abandonner son butin.

Le comte extrait de sous son manteau une bourse assez gonflée d'écus qu'il dépose sur cette paume puissante.

La petite boîte passe dans la sienne. Éructant un vague salut d'adieu, le géant s'éloigne. Le comte de Saint-Edme traverse la place de la Cathédrale et, par la rue de la Fabrique, commence à descendre la côte de la Montagne.

Il soulève d'un doigt le couvercle de la petite boîte et a un sourire furtif qui glisse sur ses lèvres minces et rouges : des hosties !

Avec ce que contient cette boîte, ce serait bien le diable – et il ricane – s'il n'arrive pas à « voir » ce qu'il est advenu de son ami le comte de Varange, disparu mystérieusement depuis plusieurs semaines, alors qu'il se rendait au-devant de la flotte de ce redoutable Peyrac et de son inquiétante et trop belle femme.

*****

Tandis que M. de Saint-Edme quitte le plateau de la Haute-Ville et plonge vers la Basse-Ville par le raide chemin de ce côté de la Montagne, le géant Eustache Banistère va frapper à la porte d'une maison basse, cachée entre les hauts murs du jardin des ursulines et ceux de l'hôtel de la famille de Mercouville.

C'est l'atelier de François Le Basseur, maître menuisier, doyen de la confrérie de Sainte-Anne et huissier ordinaire de la ville après avoir été le premier huissier du Grand Conseil. Bien que menuisier, bien que requis surtout à travailler le bois pour l'ornementation des églises et sculpteur de retables, de tabernacles et de statues pieuses, on le recherche encore pour rédiger des pièces officielles dans une ville où les notaires ont été interdits afin de guérir les Français de leur maladie de plaider.

Ça ne les guérit pas ! On se contente d'un compagnon menuisier-sculpteur qui sait établir des pièces de procès.

Si François Le Basseur est encore debout à cette heure, lorsque le poing d'Eustache Banistère ébranle sa porte, c'est qu'il travaille au dessin d'un reliquaire dont Monseigneur de Laval évêque du Canada vient de le charger, afin d'abriter les saints restes de Perpétue, martyre, arrivés en ce jour à Québec.

Ce reliquaire doit être situé au-dessous du couronnement du maître-autel de la cathédrale, en place de la niche centrale.

Le Basseur le rêve de beau noyer, en forme de brûle-parfum oriental, qu'encadreraient deux anges agenouillés, portant les palmes du martyre.

Une vitre de forme ovale fermerait le réceptacle permettant d'apercevoir le cœur de vermeil qui contient les reliques. On peut envisager un socle en forme de coquille et une couronne où s'incrusteraient quelques pierres précieuses. Mais, pour ce dernier détail, il faut en parler à Monseigneur l'évêque.

Le coup violent frappé à sa porte fait sursauter l'artisan. Il jette un regard autour de lui et prend sa lampe à huile. Avec précaution, il évolue entre les établis, les pièces de bois à peine dégrossies dans lesquelles ses apprentis et ses fils ont commencé à tailler les différentes pièces d'un grand tabernacle que leur confrérie destine au nouveau sanctuaire de Sainte-Anne, sur la côte de Beaupré.

Les pieds écartent une mer de copeaux et il veille à ce qu'aucune goutte brûlante ne tombe à terre. Quel désordre ! Tout le travail est resté en plan avec l'arrivée de ces étrangers qui ont mis la ville à l'envers.

Méfiant, il entrouvre la porte et se trouve en face du colosse Banistère, vêtu de peaux d'élans, qui lui tend une bourse pesante.

– Eustache Banistère, que fais-tu à rôder à cette heure ?

– Voici l'argent, tu vas établir les pièces de mon procès. Il me faut des grimoires pour obtenir mon dû. J'assigne le Procureur du Conseil parce qu'il a laissé tomber mes lettres de noblesse en désuétude. J'assigne les Mères ursulines parce qu'elles ont construit sur des terres qui m'appartiennent. J'assigne le marquis de Ville d'Avray parce qu'il a creusé sous des terres qui m'appartiennent et parce qu'il a entrepris des démarches pour se faire accorder mon champ qui jouxte sa propriété...

– Banistère, ta vindicte te perdra. Tu ne vis que pour la chicane.

– Ce n'est pas moi qui ai commencé. L'évêque m'a excommunié parce que je portais de l'alcool aux sauvages ! Comme si j'étais le seul ! On m'a retiré mon « congé » pour aller aux bois récolter de la fourrure. Je n'ai pas le droit de quitter la ville... Eh bien je m'en occuperai de la ville... Puisque j'y suis, j'y reste et je surveille mon bien. De l'or, j'en ai et j'en trouverai pour plaider... Es-tu huissier, oui ou non ? Est-ce que je te paye, oui ou non ?...

Les petits yeux méchants fouillent l'ombre de l'atelier où l'on voit s'ébaucher des formes en coupoles, des colonnades aux volutes grecques, des panneaux sculptés de bas-reliefs représentant des fleurs ou des fruits, des ciboires et des crucifix.

– Griffonne tes attendus, greffier, ou je viendrai mettre le feu à ton échoppe et ton retable de Sainte-Anne flambera, avant seulement que tu aies pu en porter les pièces aux ursulines pour les faire dorer...

*****

Mère Madeleine, la jeune ursuline visionnaire, ne peut dormir, ni même se reposer. En vain a-t-elle quitté l'inconfortable paillasse de balle d'avoine, enclose dans l'une de ces alcôves rustiques de sapin blanc qu'on appelle, au Canada, des « cabanes » et où l'on peut sommeiller à l'abri des courants d'air lorsqu'on a tiré devant l'ouverture les rideaux de serge verte.

En vain s'est-elle agenouillée sur le froid dallage de sa cellule pour y chercher l'oubli de ses tourments par la vertu de la prière et de la mortification.

Alors, battant le briquet, elle s'est acheminée, chandelle en main, jusqu'à l'atelier de dorure.

Dans les lointains du cloître une enfant pleure, une des petites pensionnaires que les religieuses élèvent sous l'œil de Dieu. La nuit est oppressante, les enfants elles-mêmes en sont agitées...

Maintenant, elle se tient au milieu de l'atelier, et le calme revient en elle à considérer le cadre des paisibles travaux auxquels ses sœurs et elle-même se livrent, alors que les jours passent au son argentin des cloches, scandant les heures pleines de ferveur et de dévotion qui les mènent de la chapelle où se déroulent les offices, aux classes et aux dortoirs des enfants, puis ici où, par leur talent en ce difficile art de la dorure, elles rapportent quelques biens à leur communauté.

Voici que l'étoile d'une lampe tremble au bout du couloir. Une religieuse plus âgée se tient maintenant sur le seuil de la porte.

– Ma sœur Madeleine, que faites-vous ? Je vois que vous manquez gravement à la discipline monastique en n'employant pas à réparer vos forces ces heures précieuses de la nuit qui nous sont accordées par la miséricorde divine, sachant combien nous sommes faibles pour la tâche que nous avons à accomplir.

– Ma mère, pardonnez-moi ! Cette journée, bien que nous l'ayons vécue derrière les murs de notre clôture, a été une épreuve pour nous. Son écho nous en est parvenu. Que nous apporte l'arrivée de ces étrangers ? Tourments ou apaisements ? Voici que je vais devoir être confrontée à cette femme si belle en laquelle d'aucuns ont cru reconnaître celle qui m'était apparue sous les traits d'un démon succube. Ma chair se hérisse rien qu'à l'évoquer. Vais-je la reconnaître ? Quelle lourde responsabilité m'incombe ! Et le Père d'Orgeval n'est plus là pour soutenir ma faiblesse. Me défendre le cas échéant.

« Or, à mon angoisse vient de s'en ajouter une autre. Cette nuit même le Père Brébeuf, martyr des Iroquois, vient de m'apparaître en songe. Il me suppliait de me lever et de me mettre en prière pour obtenir la conversion d'un sorcier qui œuvre dans cette ville.

– Vous a-t-il dit son nom ?

Mère Madeleine secoue négativement la tête.