– Non ! Il m'a seulement recommandé de prier et de prier encore et m'a promis que les démons ne m'inquiéteraient pas pendant ce temps-là et seraient empêchés d'intervenir.
– Dieu soit loué ! Eh bien, venez, ma sœur. Mettez votre cape de chœur. L'heure va sonner où nous devons nous rendre à la chapelle pour chanter matines. J'aime cet office où nous sommes chargées de prier dans la nuit où s'engendrent tant de crimes. Cette nuit plus qu'une autre, nos chants garderont Québec.
L'une derrière l'autre, levant haut leurs luminaires, les deux religieuses quittent l'atelier, longent le froid vestibule qui conduit à l'église.
*****
De la chapelle des ursulines, les chants psalmodiés s'élèvent dans la nuit. Ils voguent jusqu'à la grande et belle demeure des Mercouville, voisine du monastère.
Le petit bébé gourmand s'assied d'un coup dans sa bercelonnette.
La lune regarde par la fenêtre. À ses yeux c'est un bonbon. C'est un éclat de sucre. Ermeline de Mercouville, deux ans et demi, petite enfant coloniale du XVIIe siècle, née à Québec, éclate de rire tout haut.
Elle rit ! Elle rit !
Son rire est une clochette qui tinte et réveille la maisonnée.
Ses frères et sœurs, alignés par trois ou quatre dans de vastes lits monumentaux, se retournent en grognant. Le rire d'Ermeline traverse les murailles, les rideaux les plus épais.
Elle n'a jamais été aussi heureuse.
Demain, le soleil va lui apparaître. Elle le sait. Il l'attendra dehors, les bras chargés de friandises. La jubilation de la vision la fait tressaillir de tout son corps frêle. Ses petits pieds la démangent de courir vers le matin. Son rire devient de plus en plus claironnant.
Monsieur le juge son père enfonce son bonnet de coton sur ses oreilles et soupire.
– Voici encore l'enfant qui a ses accès de gaieté ! Je ne sais vraiment pourquoi on lui attribue une maladie de langueur.
– C'est qu'elle ne marche pas, à près de trois ans, gémit Mme de Mercouville, et elle ne fait aucun effort pour se tenir sur ses jambes. En désespoir de cause, je me suis rendue au sanctuaire de Sainte-Anne sur la côte de Beaupré, pour y planter un cierge et ai commencé une neuvaine qui se termine demain.
– La petite paraît bien joyeuse.
– C'est vrai. Elle est toujours gaie.
Du berceau d'Ermeline la nourrice noire Perrine s'est approchée. Mme de Mercouville qui a été élevée à la Martinique l'a amenée avec elle lorsqu'elle est venue se marier au Canada. Perrine commence à chanter et à bercer. Peu à peu le chant de la négresse remplace le rire d'Ermeline. Les enfants, dans les chambres voisines, retournent à leurs songes. Les ronflements sonores du juge remplacent à leur tour le chant de la négresse.
Seule, Mme de Mercouville, présidente des Dames de la Sainte-Famille, reste éveillée. Elle se remémore tous les instants de la journée. Une réussite malgré les folies de Sabine de Castel-Morgeat... Va-t-il falloir l'exclure de la Confrérie ?
Mme de Mercouville écarte ce souci. Sa robe lui allait fort bien. Madame de Peyrac a l'air enjouée, active, entreprenante. Elles se sont tout de suite entendues. Va-t-il falloir l'admettre dans la Confrérie ?
Mme de Mercouville est heureuse. Elle se sent gaie comme Ermeline, et énumère dans son esprit les activités qui l'attendent. Maintenant que M. l'intendant Carlon est de retour beaucoup de projets vont se réaliser. Elle va lui montrer le métier à tisser dont elle a fait venir un modèle de France et qui est arrivé au cours de l'été. Carlon donnera des ordres aux charpentiers pour en fabriquer d'autres. On les distribuera dans les foyers et les femmes se mettront au travail. Ainsi elles s'occuperont utilement pendant les mois d'hiver au lieu de jacasser, jeter les dés et souvent boire. Avec le chanvre et le lin dont on a entrepris la culture, l'on va fabriquer de bonnes toiles du pays.
Mme de Mercouville croit déjà entendre le bruit joyeux des métiers à tisser résonnant dans la grande salle des habitations campagnardes, ou dans les greniers des maisons bourgeoises.
Elle se rendort, le sourire aux lèvres.
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Si de la Haute-Ville on descend, comme le fait présentement M. de Saint-Edme, par cette faille tranchée en plein roc qu'on appelle le chemin de la Côte de la Montagne, on trouve la Basse-Ville et ses maisons hautes à toits pointus, sous la plantation serrée d'immenses cheminées.
Trois longues venelles, s'étirant dans le sens du rivage, séparent les demeures bancales de la rue Sous-le-Fort, adossées à la falaise même, des beaux hôtels du rivage qui appartiennent à des seigneurs ou à des commerçants aisés, tels que M. Le Bachoys, M. Basile, M. Gaubert de La Melloise et dont l'eau du fleuve, au temps des grandes marées, vient lécher les seuils.
Dans ce foisonnement d'habitations, places et placettes, cours, entrepôts, magasins, hangars trouvent le moyen de s'imbriquer comme par miracle.
Murs et palissades de pieux, vantaux solides de bois plein, massives portes barrées d'une poutre préservent des voleurs les richesses amoncelées dans les entrailles du Québec portuaire : fourrures, vins, blé, bois, étoffes...
Peu de lumières filtrent. La nuit venue, les actifs habitants de la Basse-Ville se renferment chez eux. Ils dorment, jouent aux cartes, boivent ou forniquent.
Quittant la blanche voie qui l'a conduit des sommets aérés de la Haute-Ville vers ce fétide et sombre labyrinthe, le comte de Saint-Edme franchit la frontière de clarté et pénètre dans l'obscurité de la rue Sous-le-Fort, comme il s'engagerait dans le dédale de l'enfer.
Un bras se tend vers lui, dans l'obscurité, une main gantée de rouge se pose sur son épaule.
– Je vous accompagne, dit la voix de Martin d'Argenteuil, maître paumier du Roi, je suis anxieux d'assister à une messe noire au Canada.
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Petite musique de chambre chez M. Le Bachoys qui a quatre filles, trois fils, une grosse femme carrée, rougeaude, aux yeux incroyablement bleus, qui a reçu le don de plaire à tous les hommes et qui le fait cocu plus souvent qu'à son tour.
À vrai dire, présenter la chose ainsi ne donne pas une estimation exacte de la situation. Car, en l'occurrence, ce mari trompé apparaît plutôt comme un privilégié. Car enfin, lui a l'avantage de posséder, sur cette femme dans les bras de laquelle tant d'hommes aspirent à se trouver un jour, des droits aimables et inaliénables, dont il peut user quand bon lui semble, c'est-à-dire plus fréquemment que ses rivaux. D'où la rancune et la jalousie que ceux-ci lui vouent. D'où l'égalité de son caractère et la sérénité avec laquelle il porte ses cornes. Comme on le sent gagnant en cette affaire, il y a longtemps qu'on a perdu le goût d'en rire. Son prestige et son autorité en seraient plutôt renforcés. C'est l'éminence grise de Québec. Ancien agent général de la Compagnie des Indes Occidentales, il garde la main sur à peu près tout ce qui se traite dans le pays.
Pour le moment, il joue au billard avec M. Magry de Saint-Chamond. Il frotte de résine la pointe du court bâton aplati, recourbé à l'extrémité, dont on se sert pour pousser les balles. Le billard n'est encore qu'un jeu de mail de salon. Il comporte une quille qu'il ne faut pas renverser et un arceau.
M. Le Bachoys jette un regard pensif sur ses hôtes. Il y a là M. Gaubert de La Melloise, cheveux blancs, élégance. Romain de L'Aubignière qui vient pour faire sa cour à sa fille cadette, Marie-Adèle. Celle-ci est assise devant le virginal, un instrument de musique semblable à l'épinette ou au clavecin, mais au son plus grêle et dont elle joue fort bien. Il y a aussi deux violons et un hautbois.
Sa fille aînée est absente. Elle n'a pas voulu paraître de la journée et s'est tenue enfermée dans sa chambre. Elle s'est considérée longtemps fiancée au lieutenant de Pont-Briand qu'on dit avoir été tué en duel par ce gentilhomme du Sur, Monsieur de Peyrac. La fille ne se console pas. Elle a décidé de ne pas se marier.