Espérons que la cadette va avoir plus de chance.
De temps à autre, Marie-Adèle se tourne vers Romain de L'Aubignière et cherche à attirer son attention.
Mais le jeune seigneur est distrait. Trop de choses se sont passées aujourd'hui. Romain, le coureur des bois invétéré, le guerrier fanatique toujours prêt à suivre le Père d'Orgeval dans les expéditions punitives qu'il menait contre la Nouvelle-Angleterre, n'était pas des plus à son aise à l'idée de revoir M. et Mme de Peyrac, il se félicite que les événements aient tourné au mieux pour lui et pour tout le monde. Il y a quelques jours on ne pouvait en espérer autant.
Quand le bruit s'est répandu que les canots de la « chasse-galerie » avaient été vus au-dessus de Québec, la partie semblait perdue pour les étrangers du Maine. La terreur s'emparait de la population.
Un vent de panique soufflait sur la ville. Les femmes se déchaînaient. Elles sont des instruments dociles entre les mains des prêtres et le Père d'Orgeval semblait être vainqueur, puis tout à coup, il a disparu.
Et la mauvaise fière s'est apaisée comme par enchantement.
Et maintenant, Trois-Doigt de Trois-Rivières5 ne peut s'empêcher de se poser des questions et d'être tourmenté.
« Où est-il ? Qu'est-il devenu ? Quelle force a bien pu décider le jésuite à quitter la ville au moment de l'affrontement, alors que celle-ci était prête à le suivre et à livrer un combat acharné à « l'envahisseur » ? M. de Castel-Morgeat allait, répétant que ses magasins de poudre étaient remplis et ses pièces bien pointées. On commençait de creuser des tranchées et d'élever des bastions de défense avec des sacs de terre.
« Il a disparu... L'a-t-on enlevé ? Assassiné ? Où est-il allé ? Sur quelle route où le hante son besoin de sacrifice et de domination ? Cela lui ressemble si peu de se dérober devant le combat... ! Ou prépare-t-il sa revanche ? »
Pourtant une rumeur est venue aux oreilles du coureur des bois. On dit que le jésuite s'en est retourné aux missions iroquoises.
Alors, là, c'est de la folie !
M. de L'Aubignière contemple ses mains aux doigts tranchés ou calcinés. Un pouce quasi réduit en cendre dans le fourneau d'un calumet. Un index scié lentement avec le tranchant d'un coquillage. Et encore, lui n'était pas considéré par ces barbares comme leur pire ennemi.
Si le Père d'Orgeval retourne aux Iroquois, il est perdu. Ils le feront périr dans les tourments les plus abominables.
*****
Enfoncé dans un profond fauteuil, bercé par l'agréable musique, M. Gaubert de La Melloise appuie l'un à l'autre le bout de ses doigts gantés et se demande ce qu'il doit penser de la tournure folle de cette journée.
Sans être expressément du côté des jésuites, il ne peut s'empêcher de déplorer la défaite de ceux-ci. L'introduction dans la ville d'audacieux Français qui, si généreusement et agréablement qu'ils se présentent, n'en sont pas moins des hors-la-loi – et il faudra éclaircir le bien-fondé des récits qui courent à leur sujet – ne va-t-elle pas ébranler gravement l'équilibre moral et économique, l'un découlant de l'autre et vice versa, déjà bien instable de leur cité ?
M. Gaubert de La Melloise est dévot. Il appartient à la Confrérie de la Vierge, à celle de la Sainte-Famille, et il garde solidement en lui l'empreinte de la Compagnie du Saint-Sacrement à laquelle il adhéra jadis.
Ainsi, il estime que M. de Frontenac, en l'occurrence, a outrepassé ses droits en matière de politique et qu'il a décidé bien légèrement de charger les épaules de ses administrés d'un fardeau trop lourd à porter : celui de la tentation du luxe et de la dissipation que les nouveaux venus vont apporter avec eux, n'est-il pas l'un des plus ardus à repousser ?
M. Gaubert de La Melloise se promet de tirer au clair bien des choses. Ainsi, que va-t-on faire de ces Filles du Roy dont la bienfaitrice a disparu ? A été noyée, dit-on. Mais le flair acquis par une longue pratique d'espionnage vertueux qui est celle des adeptes de la Compagnie du Saint-Sacrement avertit M. de La Melloise que quelque secret se dissimule derrière les explications données. Il regrette amèrement la non-venue de Mme de Maudribourg à Québec, car on la lui avait expressément recommandée par missive de Paris, on la disait fort riche, et il a prêté la main à son installation, sous l'impulsion du Père d'Orgeval dont elle avait été la pénitente à Paris.
Cette dame s'annonçait donc comme une recrue de choix.
Le manoir de Montigny, sur le versant nord de la colline Sainte-Geneviève, a requis tout l'été le soin des couvreurs et des charpentiers, celui des tapissiers pour l'ameublement. Et voici que la riche bienfaitrice ne vient pas et, comble d'ironie, on y loge M. de Peyrac que M. Gaubert de La Melloise en tant que membre de la Compagnie du Saint-Sacrement a combattu de son mieux.
Il y a dans ce tour de passe-passe d'inquiétantes habiletés. M. Gaubert prend la résolution d'être très vigilant car le bien doit triompher.
D'un geste qui lui est coutumier il lisse les plis de ses gants sur ses mains qu'il a belles et déliées. Les gants sont mauves et exhalent un parfum de violette. Ils épousent au plus près la forme de la paume et des doigts.
Ses gants sont la coquetterie de M. Gaubert. Il en possède ainsi plusieurs paires de nuances et de senteurs différentes. L'Indien eskimo du Bougre rouge les lui tanne dans des peaux d'oiseaux, le mercier de la rue Sainte-Anne les lui coud et il les fait teindre par deux prisonniers anglais, captifs chez les Hurons de Lorette et qui possèdent le secret des teintures. Il en a offert une paire du plus beau rouge à M. Martin d'Argenteuil lorsqu'il a su que ce superbe gentilhomme joue à la paume avec le Roi. La finesse de ces gants égale la plus fine soie et protège mieux.
... Une fois plumé l'oiseau, la peau enlevée délicatement, il paraît que l'Eskimo happe ce qui reste de la bestiole et le broie, bec, os et pattes de ses dents aiguisées en pointe. Eskimo ne signifie-t-il pas « mangeur de chair crue » ?...
Bien que la nuit soit fort avancée, on continue de lancer cartes et dés, aux tables de jeu, de pousser les boules de billard. Les musiciens et leurs ritournelles dispensent de parler. On fume de ces feuilles de tabac roulé, que M. de Peyrac a distribuées avec munificence. Ces « cigares », comme il les appelle, ont, avec le goût du tabac de Nouvelle-Angleterre, celui du fruit défendu.
Profitant de ce que les violonistes accordent leurs instruments, M. Magry dit en hochant la tête :
– Leur tabac est quand même meilleur que le nôtre...
– Doit-on le considérer comme marchandise étrangère importée ? s'informe le procureur Noël Tardieu de La Vaudière.
On jette un regard vers M. Le Bachoys, mais comme celui-ci ne semble préoccupé que de sa partie et qu'il fume avec une évidente délectation le tabac incriminé, on se rassure.
Un peu plus tard, M. Gaubert de La Melloise dit :
– La présence de ces aventuriers, dont beaucoup doivent être impies et sans scrupule, va causer des perturbations parmi notre population déjà turbulente de nature. Sur le simple plan financier, il y a une question. Comment paieront-ils leurs dépenses ? Notre budget déjà vacillant va être déséquilibré...
Le Bachoys répond, tout en suivant des yeux sa boule qui passe l'arceau :
– Ne vous préoccupez pas... Basile va arranger cela.
*****
Chez M. Basile, le comte d'Urville est assis en face de celui-ci, l'un des plus importants commerçants de Québec. Là aussi on fume des « cigares » de Virginie. Ce qui n'empêche pas M. Basile de travailler activement. Il achève de peser sur une petite balance des jetons d'argent pur, que son commis enferme au fur et à mesure dans des bourses de cuir.
– Vous pouvez assurer Monsieur de Peyrac qu'aucun dilemme ne sera soulevé par la circulation de ces pièces. Je m'en porte garant. De plus, dès l'aube, je vais vous faire remettre un certain nombre de billets revêtus de ma signature et qui pourront servir à votre compagnie pour s'entremettre avec différentes personnes ou entreprises de la ville. Le temps de les parapher et mon commis vous les portera.