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M. d'Urville se lève et remercie au nom de M. de Peyrac pour toutes les commodités que M. Basile a mises à leur disposition.

Courtoisement, il ne laisse pas paraître son étonnement. Mais jamais il n'a rencontré maître et commis aussi disparates. Autant Basile a l'aisance compassée d'un bourgeois nanti, un peu corpulent, madré en affaires, autant le commis, maigre, le teint blafard avec un regard vif et aux aguets, donnerait l'impression d'un individu qui a perpétuellement le ventre vide et qui ne subsiste que de chapardages. Or, certes, telle n'est pas sa situation à Québec. Celle-ci semble des plus assurées dans la maison de l'important M. Basile. Ce dernier l'a présenté négligemment :

– Paul-le-Fol ou Paul-le-Follet... Comme on veut, a-t-il ajouté.

Il est vrai qu'il y a dans la silhouette et le visage du susdit quelque chose qui rappelle le Pierrot des comédies italiennes. Il peut paraître tour à tour facétieux ou sinistre. Au demeurant, il se révèle vif, entendu, d'esprit aussi agile que de corps. Sa désinvolture est telle qu'on ne se choque pas de l'entendre tutoyer son maître.

La main sur le pommeau de son épée, le comte d'Urville s'incline et prend congé.

Lorsqu'il est sorti, le commis ouvre la fenêtre aux petits verres ronds et épais, sertis de plomb, et le froid pénètre aussitôt, dissipant la fumée de la tabagie.

Paul-le-Fol se penche au-dehors. Aux grondements du fleuve qui défile raclant la grève, heurtant quelques rocs et les pilotis d'un embarcadère, se mêlent les sons assourdis de la petite musique qui s'échappe de l'hôtel de M. Le Bachoys. Les accords mêlés des violons, hautbois et du virginal par bouffées s'envolent et semblent bercer l'extase d'un Indien, assis au pied de la maison, et qui vient sans doute de troquer sa dernière peau de loutre contre un « demiard » d'alcool.

Si modeste que soit cette mesure, elle suffit à le transporter vers les visions exaltantes que procure l'eau-de-feu.

Il est immobile, insensible au froid. Et pourtant le gel se pressent dans cette nuit lunaire.

Le commis écoute l'ample rumeur des courants qui bientôt vont se taire.

– Quand retournerons-nous sur les bords de la Seine ? demande-t-il. Chaque fois que je l'écoute, cette chanson du fleuve me donne la nostalgie...

M. Basile secoue la tête tout en rangeant ses poids, ses pinces et ses balances.

– En ce qui me concerne, je ne retournerai jamais là-bas. Nulle vie ne peut m'y convenir. J'y périrais d'ennui et de révolte...

Le commis referme la fenêtre et revient s'asseoir derrière le négociant. D'un geste familier, il lui entoure l'épaule tandis que son astucieux visage ébauche une grimace à la fois triste et gouailleuse.

– Alors, je mourrai sans revoir Paris... Car rien ne peut nous séparer toi et moi, n'est-ce pas, mon frère ?

*****

– Trouve-moi des pieds de cochon, dit Janine Gonfarel, la patronne de l'auberge du Navire de France à son valet. J'en veux faire un ragoût.

– Des pieds de cochon ! À c't'heure ? Où en trouver ? Nous ne sommes point encore à la Noël. Et puis, vous n'y pensez pas, maîtresse... Vous savez bien que cabaretiers et regrattiers n'ont pas le droit de retenir ou d'acheter de marchandises avant neuf heures du matin.

– Huit heures, mon gars ! Nous ne sommes pas encore en hiver...

– ... Et avant qu'elles n'aient été une heure durant exposées aux marchés de la Haute ou de la Basse-Ville.

– Tais-toi ! Laisse-moi tranquille avec les ordonnances de ce bâtard de Tardieu. J'm'en suis pas venue si loin au Canada pour être encore emmouscaillée par les argousins... Trouve-moi des pieds de cochon, j'te dis ! C'est une question de vie ou de mort. Va les demander au commis de Monsieur Basile, Paul-le-Follet. Pour moi, il est capable de réveiller le boucher. Mais rapporte-moi les pattes avant l'aube. J'ai dit !

Accablé mais résigné, le garçon attrape son capot et se glisse au-dehors, dans la nuit.

Satisfaite, Janine Gonfarel se tourne vers le chat, qu'elle a installé confortablement sur un coussin douillet. Elle le taquine du bout du doigt sous les bajoues. Il accepte la caresse avec une condescendance lascive, en plissant les paupières.

– Tu me plais, toi, dit-elle. Hein ! Est-ce qu'on n'est pas mieux chez la mère Gonfarel que chez cette garce-là avec ses affûtiaux de princesse ?... Les grandes dames, laisse-moi te le dire, c'est pas une fréquentation pour un chat... Tu as vu ce que ça t'a coûté... Crois-moi, petit, reste donc plutôt chez la bonne Janine.

Il ronronne. Elle le considère et ses lèvres, entre ses joues pleines, ébauchent une moue chagrine.

– Oui, j' te vois venir : t'es bien comme tous les hommes, matou... Entre une garce et une brave femme, c'est toujours à la première qu'ils donnent la préférence. Va ! J'me fais pas d'illusions. C'est elle encore que tu choisiras. Comme d'habitude !

Avec un soupir résigné, elle va regarder par la fenêtre la place qui aujourd'hui a vu s'avancer une femme vêtue de bleu, des boucles de diamants aux oreilles... Elle... Un vrai miracle.

À cette heure, la place est déserte. Janine voit passer deux silhouettes furtives qui disparaissent au coin d'une ruelle. Ce sont le comte de Saint-Edme et Martin d'Argenteuil.

– Tiens ! Que font ces beaux messieurs dans un tel coin ? Je parie qu'ils se rendent chez le Bougre Rouge, le sorcier de la Basse-Ville...

*****

Le repaire du Bougre Rouge dans ce quartier misérable, édifié sur l'emplacement du fort de bois que Champlain appelait l'Habitation construit sur la rive à l'abri de la falaise ; il n'en reste que les traces du fossé défensif sur lequel on abaissait le pont-levis et où les ivrognes attardés viennent parfois trébucher et prendre un bain glacé lorsque l'eau des pluies s'y est déversée.

Au-delà de cette limite, l'ingéniosité des immigrants, acharnés à trouver un peu d'espace pour se loger, a édifié une superposition étonnante de maisons de bois, cabanes, huttes qui se sont bâties les unes sur les autres, profitant du moindre ressaut de terrain, du moindre éboulement ou d'anfractuosités naturelles.

C'est une floraison étrange de constructions primitives de planches ou de rondins, aux toits de chaume ou de bardeaux, dont la progression rampante au flanc du Roc, tel du lierre grimpant, hante les cauchemars du procureur Tardieu, responsable de la salubrité de la ville et de sa protection contre les incendies.

C'est ainsi que pour atteindre l'antre de Nicolas Mariel dit le Bougre Rouge, et aussi le Sorcier, le comte de Saint-Edme et Martin d'Argenteuil commencent par se glisser dans l'étroit boyau qui sépare deux hautes maisons de pierre cossues, de la rue dite Sous-le-Fort, se heurtent aux latrines branlantes d'une des habitations, les contournent pour trouver une échelle adossée à des pilotis qui les mène à une sorte de courette suspendue où leur présence tire de leur sommeil des poules renfermées dans un poulailler aux planches mal jointes. Elles gloussent.

– Qui va là ? crie une voix de vieille femme derrière un volet branlant.

Il faut enjamber une barrière qui prétend clore cette propriété posée au flanc de la falaise tel un nid de pie sur une branche. Au-delà un terre-plein boueux permet quelques pas sur une sorte de sentier, puis c'est à nouveau le rocher où l'on a taillé des marches.

La maison du Bougre Rouge est la toute dernière au sommet de l'échafaudage. Ensuite, c'est le Roc dressé nu et droit. L'on entend l'eau ruisseler, dégoutter... Lorsqu'on lève les yeux l'on aperçoit au loin, là-haut, les fenêtres éclairées du château Saint-Louis, résidence du gouverneur, et un peu plus bas celles des corps de garde où les soldats jouent aux cartes en attendant la relève.