Angélique, qui devait inclure à leur cohorte une « bienfaitrice » dans le genre de la duchesse de Maudribourg, n'écouta pas sans réticence leur panégyrique. Elle s'imagina Ambroisine abordant à Québec, doucereuse, confite en dévotion, maternelle avec ses Filles du Roy, s'attirant le dévouement des personnes les meilleures, par sa conduite exemplaire, le prestige de sa fortune et son charme habile. À la seule pensée des ravages souterrains que sa venue aurait pu provoquer dans la petite cité confiante, elle eut un frisson, et comme le pressentiment que Québec n'était plus à l'abri des contagions vénéneuses du Vieux Monde.
Une porte dans le fond s'ouvrit et un garçon d'une trentaine d'années en sortit qui remerciait avec effusion, tout en s'inclinant, son grand chapeau sur l'estomac. Puis la porte se referma.
L'homme vint saluer Mlle Bourgeoys. Elle était fort connue et tout le monde l'aimait. Il lui fit part de sa satisfaction, car le sachant désireux de se marier avec une jeune habitante de Château-Richer, Monseigneur de Laval venait de lui accorder un bail de cinq ans sur les deux moulins banaux de son fief. Cet accord en échange de la somme annuelle de six cents livres tournois, six chapons vifs et un gâteau.
– De quelle taille le gâteau ? s'exclama Angélique qui trouvait amusant cet impôt d'un nouveau genre.
– Les modalités restent à prévoir, dit le garçon, mais le gâteau devra être livré en mai, pour la Saint-Boniface.
Lui aussi se réjouissait car il avait été apprenti pâtissier avant d'émigrer en Nouvelle-France. Il avait couru les bois et boulangé dans les forts militaires. Maintenant, il désirait se fixer. Son gâteau fiscal lui permettait de se refaire la main.
Une petite famille d'immigrants qui attendait, assise en rang sur une banquette, le long du mur, avait écouté avec attention. Ils se rapprochèrent tous en chœur, les parents et les quatre enfants.
Marguerite Bourgeoys les connaissait pour avoir fait avec eux la traversée sur le Saint-Jean-Baptiste. On aurait deviné leur qualité d'immigrants, rien qu'à les voir hâves, pâles et flottant dans leurs vêtements usés. Ils étaient inquiets. Ils étaient arrivés la veille, avaient assisté au Te Deum, qui les avait éblouis sans qu'ils eussent rien compris, et ils avaient dormi dans la remise d'un des magasins de l'ancienne Compagnie des Indes Occidentales. En France, on les avait recrutés pour le peuplement des terres situées entre Québec et Montréal, ils ne se rappelaient plus très bien le nom de la seigneurie. Personne ne les avait pris en charge, hier, à l'arrivée. On avait fini par les envoyer chez l'évêque, ce matin. Ils étaient complètement perdus. Partis du Havre, ils avaient mis près de quatre mois à parvenir à Québec.
– En effet, ce voyage a été l'un des plus durs que j'aie jamais connus, convint Mlle Bourgeoys. Certes, nous savons à l'avance les périls que nous devons courir sur cette grande mer océane, la plus rude à passer de toutes les mers – non qu'il se perde beaucoup de vaisseaux dans la traversée que nous devons faire de douze cents lieues – mais il y a bien des incommodités à souffrir, on tombe en de grandes maladies, on craint la rencontre des Anglais, des Dunkerquois et des Turcs... Avec le Saint-Jean-Baptiste nous avons dû supporter en plus la filouterie du capitaine et de son équipage.
La femme tira de sa mante rapiécée un petit gobelet d'argent.
– Nous avons vendu quelques hardes et ustensiles avant de partir et j'en ai converti la somme en cette timbale.
– Vous avez été avisée, ma fille, approuva Marguerite Bourgeoys. Avec cette petite garantie, vous pouvez obtenir des prêts ou du numéraire si vous la faites fondre.
Angélique croyait se rappeler que le fait de faire fondre de l'argent et d'en troquer était passible, selon les arrêts des tribunaux établis d'après la coutume de Paris, des galères et même de la mort sans phrase.
Mais personne, à la colonie, ne paraissait s'en soucier. Elle apprendrait qu'on y fondait à qui mieux mieux. Le moindre bibelot d'argent, comme la plus somptueuse pièce d'argenterie, représentait la seule valeur sûre.
Celui qui possédait de l'argent avait la confiance des marchands, affirma Mlle Bourgeoys.
Un homme en gros souliers entra d'un pas rapide en laissant des traces de boue partout. Il jeta un regard alentour et se précipita vers la petite famille d'immigrants.
– Ah, vous voici ! Je suis votre seigneur, Arnaud de La Porterie. Je n'ai pu aborder que ce matin et je vous cherche depuis deux heures, à la piste, dans la ville. Il faut que nous réglions rapidement nos affaires. La grande barge repart bientôt.
Il examina des feuillets qu'il avait tirés de la poche de sa casaque de cuir.
– Vous êtes bien Gaston Bernard et sa femme Isabeau, née Candelle, tous deux originaires de Chartres ?
Debout devant lui, ils acquiescèrent timidement. M. de La Porterie les comptait de l'œil.
– Vous étiez annoncés pour sept...
– Nous avons perdu un petit en mer, répondit la femme portant son mouchoir à ses yeux.
– Bien, conclut le gentilhomme en rangeant ses papiers.
S'avisant qu'il manquait de compassion, il ôta son chapeau de castor et pria solennellement.
– ... Paix à l'âme de cet enfant ! Dieu a pris les prémices, l'œuvre sera belle. Que la Vierge nous protège !
– Amen, répondirent-ils en chœur.
– Nous devons aller au greffe du Conseil souverain, continua l'autre, pour signer votre acte de concession. Vous recevrez trois arpents de front pour vingt de profondeur, moyennant de vous y établir pour la présente année, d'y avoir feu et lieu, et de payer vingt sols tournois par arpent de terre de front, douze deniers de cens et deux chapons vifs, le tout à porter chaque an, le jour de la Saint-Martin d'hiver, en mon manoir. Savez-vous labourer ? Vous apprendrez, coupa-t-il voyant leur mouvement évasif.
Il examina leurs vêtements loqueteux dans lesquels ils grelottaient.
– Pour commencer, il faut acquérir des capots et des bottes sauvages. J'ai des réserves dans mon magasin de la Basse-Ville. Suivez-moi.
– Laissez-les au moins saluer l'évêque, s'interposa Mlle Bourgeoys.
– Pour quoi faire ? L'évêque n'a pas à s'occuper de mes censitaires. Il aura bien le temps de les voir quand il fera sa tournée épiscopale, pendant l'été.
Il sortit, poussant devant lui son petit troupeau. Mlle Bourgeoys hocha la tête d'un air réprobateur.
– Monsieur de La Porterie n'a pas le droit d'avoir un entrepôt de marchandises en ville. C'est interdit aux seigneurs possesseurs de fiefs de noblesse ou même de fiefs de roture. Mais tout le monde ici, sauf le clergé, fait du commerce. Il est vrai que pour un seigneur le revenu de ses terres lui rapporte à peine un poulet une fois l'an. La dîme des censitaires n'est rien comme vous avez pu l'entendre. Et le seigneur doit s'occuper de l'établissement de ceux qu'il fait venir. Il a de lourdes charges et peu d'aide du Roi pour aider au peuplement de la colonie. Il mourra impécunieux, mais sa seigneurie tout occupée et défrichée. Et il se peut que son fils ait, lui, de bons revenus.
Tout en l'écoutant, Angélique laissait errer son regard sur le décor de la pièce. Il y avait aux murs de belles tapisseries représentant des sujets de la Bible. Les plafonds étaient hauts, ornementés de caissons, et les planchers cirés comme un miroir.
Dans une encoignure, en face, s'érigeait une statue de l'Enfant-Jésus, couronné d'or et vêtu de velours rouge, tenant d'une main un globe surmonté d'une croix. Des tableaux au mur montraient des reproductions de l'Enfant-Jésus au maillot, adoré par les anges, et une autre, en camaïeu, de l'ange offrant Louis XIV nouveau-né à Notre-Dame-de-Lorette.
Une grande statue de saint Joseph portant lui aussi sur son bras le divin enfant se dressait près de la porte.
Mlle Bourgeoys informa Angélique que saint Joseph était le patron de la Nouvelle-France, tandis que l'Enfant-Jésus était plus particulièrement chargé de la protection du Séminaire.