Les conseillers qui prenaient place le regardèrent avec inquiétude. En principe, ils ne redoutaient pas l'éloquence des Indiens. On les savait capables de soutenir des homélies de plusieurs heures. Quand ils avaient l'intention de faire un long discours, ils utilisaient des petits bâtons pour mieux se souvenir des points dont ils auraient à discuter. Chaque bâtonnet représentait un paragraphe de leur harangue. Ils les plaçaient devant eux, certains les ajoutant, d'autres les retirant au fur et à mesure qu'ils parlaient. Piksarett paraissait donc envisager d'importantes communications. Et comme chacune des personnes convoquées se trouvait dans le même état d'esprit, on pouvait se préparer à de chaudes luttes pour obtenir ou conserver la parole.
Mme de Mercouville se présenta suivie d'un esclave indien, de race panis, qu'elle avait acheté à des « voyageurs » revenant des Grands Lacs. Il était défiguré par une récente brûlure qui marquait du sceau de la fleur de lys sa joue droite, mais il n'en portait pas moins fièrement le sac en tapisserie d'où l'active dame tira une liasse de papiers.
– Nous ne pourrons tout aborder, à ce Conseil, admit Mme de Mercouville en saluant Angélique, mais au moins je vais essayer d'obtenir une situation nette pour vos Filles du Roy. Vous avez fait votre part de charité à leur endroit. À nous de faire la nôtre. Le procureur et l'intendant vont se disputer quand il va être question des crédits mais l'intendant se range toujours à mes avis car je lui ai apporté une grande aide dans son commerce avec les Antilles.
Elle était créole, née dans ces îles ensoleillées, dont son père était le gouverneur. Ce qui lui avait donné le goût des choses de la mer et des transactions de denrées diverses qui illustrent les ports des Caraïbes, dans une effervescence de mouvement, de couleurs et de parfums des plus excitantes : blé contre sucre, bois contre soieries, esclaves contre tabac, munitions contre rhum, etc.
Avant l'ouverture de la séance, elle trouva le moyen de glisser à Angélique qu'elle avait des relations importantes à Paris, et l'une d'elles, surtout, lui était très précieuse. Il s'agissait d'une amie d'enfance avec laquelle elle avait partagé ses premiers jeux sous les flamboyants de la Martinique, puis des années de pensionnat en France. Revenue aux Antilles, elle n'avait cessé de correspondre avec cette amie qui, aujourd'hui, gravitait à Versailles dans l'entourage du Roi et avait su retenir son attention. On commençait à prononcer son nom comme celui de la future favorite.
– Comment s'appelle donc votre amie ? s'informa Angélique, curieuse de connaître une rivale à Athénaïs de Montespan.
– La Marquise de Maintenon.
Angélique chercha dans sa mémoire, mais ce nom ne lui rappelait rien. Mme de Mercouville alla s'asseoir modestement près de Pierre Gollin qui était le plus falot des cinq conseillers.
Elle ne voulait pas avoir l'air de s'immiscer parmi les membres nommés du Grand Conseil, mais aujourd'hui la réunion comportait presque plus d'invités que de siégeants ordinaires.
C'était le procureur royal du Grand Conseil, Noël Tardieu de La Vaudière, qui avait pris sur lui de faire arrêter M. d'Arreboust, et personne ne s'étonnerait de voir celui-ci en garder rancune, et qu'il y eût, de part et d'autre, des réflexions acerbes.
Angélique vit le jeune homme dont on parlait s'avancer d'un air assuré. Il resta debout s'entretenant avec M. Carlon, avant de se décider à s'asseoir non sans avoir jeté sur l'assemblée un regard d'une lenteur calculée et déplaisante. L'expression implacable insultait à la douceur bleue de sa prunelle. Angélique ne pouvait s'empêcher d'admirer une fois de plus la prestance et la beauté de ce garçon. Cela l'inclinait à l'indulgence. Elle se souvint qu'il avait pour femme cette ravissante Bérengère-Aimée dont l'amabilité et la vivacité l'avaient conquise.
– Un petit ménage ambitieux... peuh..., murmura Ville d'Avray en remuant à peine les lèvres. Dommage que sa femme soit si jolie... et lui si beau...
Le comte de Loménie-Chambord se vêtait avec modestie d'un vêtement de drap gris de coupe militaire. Dans la lumière un peu atténuée qui tombait des fenêtres en vitrail, son visage aux traits fins reflétait la douceur lointaine de ses pensées et elle lui trouva l'air triste.
L'intendant Carlon quoique parlant et répondant à tous lui parut l'objet d'une songerie morose et elle eut l'intuition que ces deux hommes, auxquels elle se considérait liée par des liens d'amitié et de reconnaissance, étaient en proie à un chagrin personnel. Les regards de Loménie finirent par rencontrer les siens. Réalisant que c'était lui qu'elle regardait, il parut surpris et sourit.
L'intendant, en revanche, se renfrogna. Lui et Angélique étaient trop éloignés pour pouvoir correspondre par la parole mais la même pensée les traversa au même instant : que le sujet de la duchesse de Maudribourg, de sa venue, ou plutôt de sa non-venue, serait abordé et que ce serait un moment difficile pour beaucoup d'entre eux.
Joffrey était au bout de la table dans son justaucorps de velours rouge à broderies d'argent. Un ruban de moire soutenait sur sa poitrine une étoile de diamants. En observant les unes après les autres les personnes assemblées, Angélique se demanda si parmi elles se trouvait « l'espion » de Joffrey.
C'était sur ses indications que le comte de Peyrac avait décidé du choix de ses présents lorsqu'il en avait fait le tri sur la plage de Tidmagouche. Il fallait croire qu'il avait comblé les vœux de chacun et surtout de chacune car les rumeurs les plus enthousiastes circulaient à ce sujet. Seule, Mme de Castel-Morgeat n'avait pas reçu le délicieux bibelot d'or et d'émeraude prévu pour elle.
Où était-elle en ce moment, Sabine de Castel-Morgeat ? Elle devait se terrer là-haut dans son appartement du château Saint-Louis, tout en songeant que sa propre demeure bâillait à ciel ouvert et que ceux qu'elle avait voulu repousser à coups de canon siégeaient victorieux dans la salle du Conseil.
Avant d'ouvrir la séance, le gouverneur pria l'évêque de la bénir d'une courte prière. Lui-même requit de saint Joseph la bonté de les éclairer avec sagesse dans leurs délibérations. Lorsque l'on eut répondu trois fois : « Priez pour nous », à l'invocation : saint Joseph, patron de la Nouvelle-France, tout le monde se rassit.
Chapitre 25
L'on savait que l'objet de la réunion de ce Conseil extraordinaire était d'envisager tout ce qui concernait la présence de M. de Peyrac et de ses troupes dans la ville. Ce serait l'occasion de faire le point sur la façon dont avaient tourné les événements et d'en réexaminer différents aspects que l'on n'avait pu qu'effleurer lors de l'assemblée nocturne du premier soir. Chacun avait rédigé un exposé et supputait ses possibilités d'intervention, mais personne ne s'attendait à l'attaque du procureur Tardieu et à la nature de ses revendications, et l'on dut reconnaître que s'il avait voulu étonner son monde il y avait pleinement réussi.
Le jeune Tardieu de La Vaudière, sur le ton autoritaire qu'il affectionnait, s'éleva contre l'action frauduleuse qui consistait à introduire en Nouvelle-France des marchandises étrangères et de les mettre en circulation sans en avoir auparavant acquitté les taxes de douane.
– Quelles marchandises ? s'informa l'intendant.
– De toutes sortes.
– Mais encore ?
Noël Tardieu fit signe à son greffier de lui passer un long mémoire couvert d'écritures qu'il lut à toute allure, avec des gestes de la main qui signifiaient : ma foi, qu'il en passait... Il y en avait tant.
– ... Tableaux religieux de belle facture. Ornements d'église, objets du culte, objets d'or, d'argent, d'ivoire, de vermeil, pierres précieuses, étoffes, soieries, velours, tapisseries, émaux, nacres, objets de science où entraient ébène et palissandre, marbre de Carrare, etc. Il en passait : parfums, tabac de Virginie et du Maryland, vins et spiritueux de différentes provenances, etc... etc. Marchandises doublement taxées non seulement comme étrangères, mais aussi comme marchandises de luxe. En première approximation, il estimait qu'il y avait là une somme importante dont le manque à gagner, pour la colonie, ne pouvait être passé sous silence. Certains objets exigeraient d'être expertisés avec soin, telle la châsse de vermeil, par exemple, car pour estimer sa valeur il faudrait savoir si elle portait un poinçon d'origine ou non.