– Mais il s'agit de présents, s'écria Monseigneur de Laval, offusqué lui-même de telles prétentions.
– Pardon, de marchandises, ne craignit pas de rectifier le jeune procureur.
– Ne comptez-vous pas les munitions ? ironisa Ville d'Avray. Les deux boulets étrangers qui sont allés se ficher dans le mur de Monsieur de Castel-Morgeat ?
– Je ne compte pas les munitions, riposta l'autre... Mais, un navire, oui... ce qui n'est pas négligeable... Le vôtre, Monsieur de Ville d'Avray.
Et comme le marquis en perdait parole :
– ... Ne vous ai-je pas entendu dire que l'un des navires qui mouillaient dans la baie vous appartenait, un cadeau que vous aurait fait Monsieur de Peyrac ?
Ville d'Avray devint rouge d'indignation. Pendant quelques instants, Noël Tardieu de La Vaudière put pérorer à son aise et faire résonner les voûtes à caissons de la grande salle du château Saint-Louis de sa voix sonore et bien posée, son réquisitoire ayant eu la vertu de clore la bouche de toutes les personnes présentes.
L'évêque, déconcerté, se demandait s'il n'y avait pas atteinte à l’Église ou à sa personne par cette application par trop consciencieuse des lois temporelles.
Frontenac ne trouvait rien à dire. Depuis qu'il l'avait vu débarquer au Canada, ce jeune administrateur plein de promesses ne cessait de l'inquiéter autant que de le stupéfier.
Les marchands assombris méditaient sur les difficultés qu'ils avaient déjà connues et qu'ils ne manqueraient pas de connaître encore avec un procureur fiscal aussi retors que fanatique.
– Mais ce navire m'a été donné en échange de mon pauvre Asmodée coulé par les bandits, éclata enfin Ville d'Avray ayant retrouvé son souffle. Prenez garde ! Si vous me cherchez noise je réclamerai le dédommagement de ce que j'ai perdu au service du Roi. Et faites-moi confiance ! Cela dépassera de loin ce que vous essayez de m'arracher comme taxes, espèce de vautour...
– Voulez-vous insinuer qu'il s'agit d'une prise de guerre ? interrogea l'intraitable, avançant une lèvre dédaigneuse.
– Prise de guerre ! s'exclama Basile en tapant des deux mains sur la table.
Depuis le début de l'altercation, il était demeuré songeur, se caressant le menton et examinant Noël Tardieu de La Vaudière comme il l'aurait fait d'un animal inconnu, mais dont il faut absolument comprendre les mobiles afin de le rendre moins dangereux si possible et de le réduire au silence.
– Prise de guerre ! Voilà la solution mon garçon, reprit-il en posant la main sur le bras du procureur qui n'apprécia guère la familiarité, me tromperais-je en supposant que vous êtes moins préoccupé de percevoir ces taxes pour les engloutir dans les caisses de l'État, que de trouver une justification à l'entrée libre de ces marchandises sans qu'on puisse en haut lieu vous accuser de négligence, voire de collusion avec les fraudeurs ? Votre position n'est pas toujours facile et nous ne vous en voulons pas. Nous savons que vous êtes comme nous tous et que vous ne tenez pas tellement à prélever une taxe sur la ravissante montre d'or et d'émaux dont votre épouse se glorifie depuis hier, se rangeant ainsi parmi les coupables. Votre remarque à propos du navire de Monsieur de Ville d'Avray prouve que vous êtes sur le chemin d'un compromis satisfaisant pour tous. Les prises de guerre considérées comme butin ne payent pas de taxes...
Ville d'Avray, ayant compris l'intention de l'homme d'affaires, se lança dans un récit dramatique, tendant à démontrer avec feu combien son navire avait été conquis de haute lutte sur d'horribles pirates. Il parlait avec conviction. Les événements tragiques de l'été n'étaient pas si lointains. « Peu s'en est fallu que j'y laisse ma vie... » ce qui était vrai. En tout cas, il y avait perdu son navire l'Asmodée. Il commença de brosser un sombre tableau de la situation dans la Baie Française11 infestée d'Anglais et de pirates de toutes nations. Mais les affaires d'Acadie ennuyaient Frontenac...
– En ce qui concerne votre gouvernement d'Acadie, nous aurons une session spéciale, dit-il à Ville d'Avray. Aujourd'hui, notre propos est d'ouvrir les pourparlers avec Monsieur de Peyrac et nous nous perdons en billevesées. Monsieur de La Vaudière, statuez je vous prie, et je vous conseillerai de le faire dans le sens proposé par Monsieur Basile qui me semble concilier votre juste désir de vous dégager de toutes responsabilités et la courtoisie que vous nous devez et qui doit régner entre nous. Nous garderons nos cadeaux : prise de guerre.
– Alors ce bâtiment m'appartient sans contestation possible ? s'assura M. de Ville d'Avray.
– En toute propriété.
Dans le soulagement qui suivit, l'intendant Carlon eut une phrase malheureuse. À Ville d'Avray qui commençait l'énumération des travaux qu'il comptait entreprendre pour embellir sa « prise de guerre », il lança, pince-sans-rire :
– Commencez donc par l'exorciser, votre navire...
– Pourquoi l'exorciser ? s'informa Monseigneur de Laval surpris.
Jean Carlon se mordit la langue. Ramené par l'évocation du navire aux événements diaboliques dont il avait été, bien malgré lui le témoin, il avait parlé sans réfléchir. Il s'en tira avec un « je plaisantais » qui surprit plus encore car il passait pour un esprit austère et l'on n'avait pas l'habitude de le voir plaisanter. Le marquis le rattrapa, expliquant que le navire avait été monté par un équipage de forbans, certainement mécréants.
L'évêque s'empara du prétexte pour faire au Grand Conseil une communication qui lui tenait à cœur, depuis la veille. Il fit remarquer que de plus en plus, au cours des années, il arrivait en Nouvelle-France de la canaille de l'un et l'autre sexe et elle causait maints scandales : impuretés, viols, larcins, meurtres, actes de magie et de sorcellerie. Une forte armature religieuse était la meilleure défense contre ces dangers. Néanmoins, pour plus de sûreté, l'évêque avait décidé de procéder, cette année, à l'ordination d'un exorciste.
Les trois premiers conseillers, qui étaient gens dévots, approuvèrent. M. de Frontenac, mécontent, se disait que l'évêque aurait bien pu attendre d'être en chaire dimanche, pour faire son annonce. Mais, le prévenant, Monseigneur de Laval exposa qu'il avait jugé préférable d'avertir auparavant le Grand Conseil de son projet. Il tenait aussi à parler devant M. de Peyrac afin que celui-ci ne se crût point visé, lui et sa compagnie, devant une décision qui aurait dû être prise depuis longtemps par les autorités ecclésiastiques. Mais le mal était une lèpre qui se répandait insidieusement. On avait beau se montrer vigilants, il vous prenait parfois de vitesse. Sous des apparences honorables, des personnes, soumises aux modes nocives et dépravées du temps, débarquaient à Québec et en transformaient sournoisement l'esprit. Il fallait opposer aux influences délétères, les armes traditionnelles destinées à les combattre.
Il remercia Monseigneur de Laval de sa civilité. Il se portait garant que tous les hommes sous sa bannière respecteraient les lois civiles et religieuses. S'ils les outrepassaient, ils en seraient punis avec la même sévérité qu'à bord de leurs navires.