L'évêque conclut en avertissant que la cérémonie d'ordination de l'exorciste aurait lieu le samedi des quatre-temps de l'Avent, jour réservé à l'ordination des « minorés », c'est-à-dire des quatre ordres mineurs attachés au service de la cathédrale.
– Eh bien ! Parlons tout de suite de Madame de Maudribourg, décida Frontenac, sans deviner le trouble dans lequel son intervention abrupte jetait quelques-unes des personnes présentes, accélérant les battements de leur cœur.
Il avait parlé sans intention, l'enchaînement de sa pensée l'ayant conduit du bateau de Ville d'Avray à celui perdu corps et biens de Mme de Maudribourg qui s'était noyée en lui laissant tout un lot de filles à marier sur les bras.
Insensible à l'émotion qu'il avait involontairement provoquée par ce « coq-à-l'âne » il poursuivait :
– Que s'est-il passé ? Où... quand a eu lieu le naufrage de son bâtiment ? Le ?...
– La Licorne, dit M. Gaubert de La Melloise.
– Vous êtes au courant ? demanda Frontenac.
– Je suis au courant dans la mesure où la venue de ce bateau frété par une dame bienfaitrice riche et pieuse, la duchesse de Maudribourg, m'avait été annoncée pour l'automne et recommandée par des personnes en vue de la Compagnie du Saint-Sacrement, qui nous priaient, Messieurs de Longchamp, de Varange et moi-même, de nous occuper de son établissement à Québec. Je ne sais rien de plus.
Ainsi Ambroisine avait prévu de se rendre à Québec, une fois accomplie sa mission dévastatrice en Acadie. Elle trouvait toujours des hommes prêts à mettre fortune et navires à ses pieds.
– Alors ? interrogeait le gouverneur avec un regard à la ronde.
L'intendant Carlon prit la parole avec sang-froid. Il dit comment, durant sa tournée d'inspection en Acadie, il avait rencontré le comte et la comtesse de Peyrac qui s'apprêtaient à mettre la voile pour Québec. Ils venaient de recueillir les seules rescapées du naufrage deLa Licorne perdu corps et biens.
– Je fus témoin du dénuement de ces malheureuses. Leur sort dépendait uniquement de la société constituée par leur bienfaitrice, Madame de Maudribourg. La disparition de celle-ci, du navire, des cassettes, chartes et pièces de contrats, les laissait dépourvues. Elles se disaient « Filles du Roy »...
– Il doit bien y avoir un moyen de savoir quels étaient les commanditaires et associés de Madame de Maudribourg en France...
– Lequel ? Je n'en vois pas avant le retour des navires, au printemps...
– L'une de ces filles m'a l'air assez intelligente, Delphine, j'essaierai de l'interroger..., émit Mme de Mercouville.
M. Haubourg de Longchamp prit dans ses basques une tabatière et se bourra les narines en réfléchissant. D'avoir oublié de s'en excuser près du gouverneur prouvait sa préoccupation. Il était soucieux. Il dit que le nom de Maudribourg ne lui était pas inconnu. À son dernier voyage en France, il croyait avoir entendu des échos défavorables quant à cette dame, un peu exaltée, dont les buts paraissaient capricieux.
– Voulez-vous dire que Madame de Maudribourg manquait de fonds pour soutenir ses entreprises ? interrogea Tardieu de La Vaudière, alarmé.
– Pourtant le comte de Varange, qui l'a connue quelque peu à Paris, m'a assuré que Madame de Maudribourg avait hérité de son mari une énorme fortune, rectifia Gaubert de La Melloise.
– La famille du défunt ferait-elle opposition au testament contre la veuve ?
Gaubert ne savait rien de précis. Il avait prêté son concours à l'installation de la dame à Québec parce qu'il en avait été prié par M. Le Charrier qui avait à Paris la charge de procureur de la Confrérie du Saint-Sacrement, homme de grand mérite, membre du Tiers-Ordre franciscain de la Pénitence. Celui-ci lui avait donné l'assurance que l'entreprise de Mme de Maudribourg était soutenue par les jésuites, sans livrer de noms, mais en laissant entendre qu'il s'agissait de jésuites influents, près du Roi.
Les bruyants éternuements de M. de Longchamp sous l'effet de son tabac le dispensèrent de se souvenir avec plus de précision.
Angélique calquant son attitude sur celle de son mari affichait le plus grand calme. Carlon était mal à l'aise, mais il n'en laissait rien paraître.
– Ce qui est arrivé aux morts n'est plus de notre ressort, trancha-t-il. Il faut statuer sur le sort des vivants, c'est-à-dire ces filles qui nous arrivent absolument démunies, sans contrat, sans engagement, sans qu'on puisse même les faire repasser en France puisqu'il est trop tard en la saison, ni être assuré, lorsque les communications reprendront, de retrouver la société qui nous remboursera de nos dépenses.
Il s'ensuivit un échange de propositions confuses et réservées.
– Pourquoi ne les présenterait-on pas à des jeunes gens désireux de s'établir, comme il en était fait prévision ?
Les explications et protestations fusèrent.
– Elles n'ont plus de dot. Sont-elles seulement Filles du Roy ?... Où prendra-t-on l'argent pour leur constituer une dot ?
Mme de Mercouville prit la chose en main. Elle fit montre de qualités précises d'organisatrice, en suggérant que l'on pourrait émarger au budget de la colonie les cent livres de dot prévues pour chaque épouseuse, quitte à faire rétrocéder cette dépense sur les gratifications prévues par « l'état du domaine ».
– Soit, concéda Tardieu de La Vaudière, mais alors il faudra prévoir, Monsieur l'intendant, une diminution des sommes que vous allouez au développement de votre baronnie des Îles Vertes.
– Et fielleux par-dessus le marché, glissa Ville d'Avray à Angélique. Ce garçon se fera assassiner un jour.
Dédaignant la réflexion, Jean Carlon proposait qu'on fît plutôt appel à « l'état du roi ».
– Quel département ? demanda le procureur.
– Assistance..., dit Mme de Mercouville.
– Religion, lança Basile.
Les trois premiers conseillers s'insurgèrent. Ils étaient marguilliers de Notre-Dame, chargés de gérer financièrement la Fabrique, c'est-à-dire la paroisse de Québec, et savaient combien étroite était la marge qu'on leur avait accordée lorsque avait été établi le « projet de fonds » pour l'année suivante.
Le gouverneur haussa les épaules.
« Le projet de fonds » prévoyant les dépenses venait d'être envoyé par le dernier navire d'automne. Une fois de plus on ne connaîtrait qu'au printemps l'arrêt du Roi, discuté par le Conseil de la Marine et du Commerce.
En attendant quelqu'un suggéra qu'on pourrait faire porter la dépense sur les revenus de la Ferme du roi, prise, soit sur l'affermage des fourrures, soit sur celui des chênes abattus pour les mâts des navires ou pour tout autre usage, mais dont le rapport était réservé exclusivement à la Couronne.
L'intendant donna son accord sur une formule qui lui permettait d'épargner sa baronnie des Îles Vertes, sise près de Beauport.
Il fallait réunir aussi le trousseau indispensable. Mme de Mercouville annonça qu'elle allait s'adresser aux confréries charitables et aux congrégations.
Peu de femmes avaient le superflu au Canada, mais chacune réussirait à découvrir dans sa garde-robe des vêtements usagés de première nécessité à donner.
Le plus difficile resterait ensuite à trouver : le mari.
– Nos jeunes gens ne sont guère pressés de s'établir, confia Frontenac à Angélique.
Nés au pays, c'étaient de joyeux lurons, fous d'espace et de liberté. Pour les retenir, les empêcher de partir aux bois courir leur chance dans l'aventure de la fourrure et les contraindre à fonder une famille, on avait édicté des lois sévères. Si un garçon de vingt ans ou une fille de seize ans n'étaient pas mariés, les parents devaient venir s'en expliquer aux autorités. De fortes amendes frappaient les géniteurs des récalcitrants. Au temps où les convois les plus importants de Filles du Roy arrivaient, tout célibataire qui n'était pas marié dans les quinze jours se voyait retirer ses droits de chasse et de pêche et son « congé » de voyageur qui l'autorisait à se rendre chez les sauvages pour y troquer des marchandises de traite contre du castor. Autant dire qu'il ne pouvait plus vivre...