« Je ne me tairai pas que vous n'ayez compris ceci. Outtaké, ce coyotte vindicatif, n'a point porté la guerre au-delà, du Kennébec comme il le fait chaque année, avide de sa moisson de scalps de Français, de Hurons ou des nôtres aussi, Abénakis, les enfants de l'aurore, parce que Ticonderoga s'était dressé entre eux et vous.
« J'ai dit.
Il se rassit dans un silence respectueux, très satisfait de l'avoir obtenu, ramassa ses bâtonnets et fouillant dans les basques de sa redingote anglaise en tira un petit serpent fumé qu'il se mit à couper sans façon en tronçons sur le bord de la table. Alors, il quitta la posture inconfortable qu'il souffrait depuis le début du Conseil, assis, comme les Blancs, sur ces trônes raides qu'on appelle chaises et où l'on ne peut même pas replier les jambes pour se reposer.
Il alla s'asseoir jambes croisées sur la pierre de l'âtre et se prit à déguster ses morceaux de serpent en surveillant du coin de l'œil l'effet de son discours. Son regard malin guettait lequel de ces agités allait reprendre la parole le premier. Il pariait qu'ils s'y lanceraient tous ensemble selon ce qu'il pouvait prévoir d'expérience.
Mais les fortes déclarations du Narrangassett avaient impressionné. Ses arguments s'ajoutaient aux autres déjà exposés pour faire pencher la balance du côté des avantages à retirer d'un franc traité et les conseillers en méditaient les termes.
– Tu parles d'or, Sagamore, remercia le gouverneur, tourné vers Piksarett. Tu as raison de nous ramener aux questions essentielles qui ont nécessité notre convocation du jour. N'est-ce pas malheureux, continua-t-il s'adressant à ses administrés, qu'il nous faille un sauvage pour nous rappeler nos devoirs et l'importance de nos fonctions ?
Les assistants demeurant cois, le gouverneur crut le moment opportun pour abattre son jeu.
– J'ai écrit au Roi, annonça-t-il, dans un courrier qui est parti par le premier bateau faisant retour en France en juillet, j'ai exposé de mon mieux les événements que nous avions à affronter et les solutions que je proposais. Je nommai Monsieur de Peyrac afin de ne rien laisser dans l'ombre et que Sa Majesté puisse juger en toute connaissance de cause.
– N'était-ce pas prématuré de le nommer au Roi ? s'écria M. Haubourg de Longchamp.
M. Magry de Saint-Chamond toussota, s'adressant à Peyrac sans le regarder :
– Nous nous sommes laissé dire, Monsieur, que vous avez été à l'origine de la révolte de la province d'Aquitaine qui, il y a quelque quinze ans, causa bien des soucis au Roi ?
– Quelle province n'a pas eu sa révolte en ce règne ? riposta le comte sans s'émouvoir.
Il se leva, posant sur les personnes présentes un regard attentif.
– Ne sommes-nous pas tous ici plus ou moins victimes de disgrâces ? reprit-il. Disgrâces que bien peu d'entre nous ont conscience d'avoir recherchées ou méritées par leur conduite. Mais il nous faut les subir car il n'est pas accordé à tous de pouvoir sortir indemnes des convulsions du temps, qu'ont suscitées les erreurs de quelques-uns. Le Roi a souffert dans sa minorité de voir s'élever contre lui les grands du royaume, la plupart de sa parenté, comme son propre oncle, Gaston d'Orléans, frère de son père Louis XIII. Ne nous étonnons pas qu'il en ait gardé une méfiance profonde contre la puissance des provinces et tous ceux qui à leur tête lui paraissaient, à tort ou à raison, menacer son trône et l'unité de la France. Comme beaucoup, j'ai eu à supporter le poids de cette méfiance, encore que je n'aie pas besoin, Messieurs, de vous faire remarquer qu'au temps de la Fronde, je n'étais encore qu'un très jeune homme à l'écart des complots. Ce ne fut que plus tard que la révolte d'Aquitaine naquit du préjudice qui m'était causé. Je ne présidais plus à ses destinées et elle s'égara, voulant m'être fidèle. Mais laissons là une histoire dont il ne faut pas s'exagérer l'importance. Les temps ont changé. Le cardinal Mazarin qui veilla sur la jeunesse du Roi et lui permit de sortir victorieux des désordres de la Fronde fut le dernier des premiers ministres. Aujourd'hui le Roi règne seul14. Nul ne conteste son pouvoir. Et l'on voit graviter autour de lui, à Versailles, comblés de bienfaits et de charges, beaucoup de ceux qui, jadis, ont porté les armes contre lui. Car le Roi oublie ce qu'il veut oublier et parfois bien au-delà de ce que l'on était en droit d'attendre.
Angélique était sidérée de l'habileté avec laquelle Joffrey de Peyrac présentait une défense que tous commençaient à se sentir embarrassés de lui avoir demandée.
Il mettait en évidence un fait qui pesait d'un grand poids dans l'évolution de leurs destins : la magnanimité du Roi. On savait le Roi excessif dans ses générosités comme dans ses rancunes. Lorsqu'il faisait grâce, il effaçait tout et comblait de faveurs ceux qu'il avait abaissés.
Levant les yeux vers le gentilhomme en costume de velours rouge, l'étoile de diamants brillant sur sa poitrine et qui leur parlait avec autant d'autorité que de mesure, ils virent que Joffrey de Peyrac restait le dernier des grands princes dont le Roi avait entrepris d'abattre la superbe.
Or, pour avoir été banni et écarté avec plus de rigueur, il s'en retrouvait plus libre et plus puissant que les autres, ceux qui là-bas, à Versailles, asservis par leurs chaînes dorées, éloignés de leurs fiefs, ne subsistaient plus que par les titres et la fortune en cette Cour splendide où Louis XIV les voulait rassemblés sous ses yeux afin de mieux les tenir à sa merci.
Lui restait le plus libre. Oublié, exclu, effacé, il pouvait réapparaître marqué encore d'un privilège perdu.
M. Magry de Saint-Chamond intervint.
– Votre missive au Roi, Monsieur le gouverneur, introduit un élément nouveau ainsi que des perspectives nouvelles. Hélas ! Nous ne saurons qu'au retour des navires ce que Sa Majesté en pense.
– Sa Majesté en pense grand bien.
Celui qui venait de jeter ces mots était Nicolas de Bardagne qui jusqu'alors n'avait pas prononcé un mot.
L'assemblée demeura interloquée. M. de Frontenac fut le plus surpris. Il se mit à tirer sur sa moustache avec perplexité. Mais le premier, il comprit ce qu'impliquait la déclaration du chargé de mission.
– Voulez-vous dire que votre mission en Canada a pour objet d'examiner les éventualités que nous venons d'exposer à propos de Monsieur de Peyrac ?
– Entre autres, répondit un peu sèchement l'envoyé du Roi.
Frontenac insista.
– Sa Majesté vous aurait-elle prié de vous informer de la situation en Acadie modifiée par la présence de Monsieur de Peyrac ?
– Entre autres, répéta Bardagne qui préférait laisser planer un doute sur le nombre et l'importance des différentes enquêtes dont il avait été chargé. À vrai dire, reprit-il après un petit silence, Sa Majesté m'a paru surtout désireuse de savoir qui était Monsieur de Peyrac, en bref de recevoir des renseignements précis et détaillés sur ce gentilhomme, ses intentions, ses agissements, ses déclarations.
– Mais alors, s'exclama joyeusement Frontenac, mais alors... il faudrait croire que le Roi a déjà examiné mon courrier ? Votre départ pour la Nouvelle-France aurait-il été déterminé par ce que je lui exposais dans mes lettres ?
Les conseillers calculèrent fiévreusement le temps des traversées.
– ... Quoi qu'il en soit le Roi est au courant. La hâte avec laquelle il s'est empressé de donner suite à ce que je lui exposais prouve combien l'intérêt lui en est apparu. Que vous en a-t-il dit, Monsieur l'envoyé royal ?