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Flottant au-dessus du campement des Hurons, une brume bleue épaisse portait vers les quartiers hauts les émanations fades de la « sagamité », le brouet de maïs traditionnel.

Les membres du Conseil Souverain s'égaillaient, tous pressés, car ces discussions leur avait ouvert l'appétit. Mme de Mercouville s'éloignait en continuant à se disputer avec M. Gaubert de La Melloise entêté à lui refuser le concours des captifs anglais. Elle avait intercepté l'intendant pour essayer de le fléchir.

Derrière elle, Angélique entendait Joffrey dire à M. Basile :

– Je vous suis très obligé. Je n'ignore pas que rien ne peut se faire sans vous.

Le négociant la dépassa en soulevant son bonnet de fourrure, puis s'éloigna les mains dans les poches de sa redingote de gros drap châtaigne, doublée au col, aux poignets et aux revers des poches de la même fourrure noire que sa toque. Chaussé de bottes indiennes, il avait la démarche à la fois pesante et alerte des gens du pays. En franchissant la porte d'entrée, le commis se retourna et lança dans leur direction un clin d'œil complice.

Joffrey prit le bras d'Angélique. Les Espagnols, qui attendaient dans un coin de la cour, vinrent au-devant d'eux. Ils avaient fait conversation avec deux soldats qui étaient de la région pyrénéenne et parlaient un dialecte mêlé d'espagnol.

Entouré d'un essaim de soutanes noires, Monseigneur de Laval, noble silhouette vêtue de violet, regagnait le séminaire où l'attendait dans son appartement privé un frugal repas. Auparavant, il aurait traversé les grands réfectoires pour y bénir de ses deux doigts levés les enfants attablés devant leur écuelle de laitage trempé de bon pain français.

Ce qui avait frappé Angélique au cours d'une matinée qui ne manquait pas d'intérêt, c'était l'autorité unique que chacun de ces messieurs prétendait exercer. Le gouverneur ? L'intendant ? L'évêque ? Basile, l'éminence grise ? Les jésuites, dans l'ombre ? Le procureur royal ? Le commis ?

– Qui règne ici ? demanda-t-elle à Joffrey.

– Ils règnent tous..., répondit-il.

Chapitre 27

Angélique retourna voir La Polak et lui raconta sa visite à l'évêque. Il lui fallait se choisir une dévotion.

– Choisis le Père éternel ! conseilla l'autre.

– Comme la Mère Marie de l'Incarnation des ursulines.

– Non ! comme tous les argotiers de Paris. As-tu oublié ?... La statue du Père éternel au coin de la rue de la Pierre-aux-Bœufs, dans le faubourg Saint-Denis. Qu'est-ce qu'on lui faisait comme prières à celui-là ! Ha ! Ha ! Ha ! Des blasphèmes et des malédictions...

Après s'être esclaffée bruyamment, elle se signa et redevint sérieuse.

– ... Faut pas rire de ces choses-là. Non, terminé ! Que Dieu me pardonne ! Le passé est effacé. Je me suis confessée assez souvent. Je ne veux pas griller en enfer, moi.

Angélique, par instants, était saisie de stupeur. Elle ne parvenait pas à croire qu'elle parlait à la Polak et qu'elle avait vécu avec elle tant de choses terribles.

Elle demanda quand elle pourrait connaître l'actif Gonfarel dont le renom lui revenait de tous côtés.

Elles en étaient là de leur conversation, lorsqu'une rumeur, sur le port, les attira au seuil de l'auberge.

Les gens se rassemblant peu à peu se montraient du doigt traversant le plan d'eau de Québec de grosses barges qui, par des filins, traînaient derrière elles un navire démâté qui donnait de la gîte et paraissait à chaque instant sur le point de s'engloutir sous les eaux.

– Mais c'est le Saint-Jean-Baptiste, s'écria Janine Gonfarel.

– On va le couler, dit quelqu'un.

Comme l'éclair, une pensée consternante traversa l'esprit d'Angélique : et l'ours, mister Willoagby, qui est à bord !

Dans l'entrepont du bateau échoué, l'ours savant d'Élie Kempton s'était endormi de son sommeil hivernal et voici qu'on emmenait au large, pour la couler, l'épave qui lui servait de refuge.

Ainsi que la Polak à ses côtés, mais pour une autre raison, elle demeura tout d'abord sans voix.

Puis la patrone du Navire de France se mit à invectiver les personnes alentour, les adjurant d'empêcher cela. De ses phrases sans suite d'indignation et de désespoir, il ressortit que son mari et elle étaient propriétaires, en partie, du Saint-Jean-Baptiste, que c'était une fortune qui allait disparaître, qu'ils seraient ruinés...

Janine Gonfarel arracha son bonnet à coques, courut vers la grève en faisant de vains signaux. Parmi les curieux assemblés, les uns ricanaient, les autres hochaient la tête, peu compatissaient.

– C'est un navire qui a la peste, disait-on.

– C'est un navire qui m'appartient, rétorquait Janine Gonfarel.

– On a décidé de le couler.

– Qui « on » ? Quel est l'enfant de putain qui m'a mijoté ce mauvais coup ? C'est le procureur, j'en suis sûre... Ou bien le major... Non, c'est Le Bachoys... Bien sa façon... Et le jésuite qui n'est pas là... Marquise, fais quelque chose, je t'en prie, dit-elle à mi-voix en se rapprochant de son amie. Je ne peux aller au gouverneur. Mais si ton « balafré » voulait intervenir ? Il les a tous déjà dans la main. On ne peut pas laisser faire ça.

– Oui, tu as raison. On ne peut pas laisser faire ça, répéta Angélique, franchement consternée.

Elle regardait autour d'elle cherchant quelqu'un pour l'aider. Par chance, elle aperçut une grosse chaloupe qui abordait au rivage de l'anse du Cul-de-Sac, montée par des hommes du Gouldsboro que commandait le quartier-maître Vanneau. Elle se hâta à leur rencontre. Ils venaient du Cap Rouge. Vanneau put lui dire que le comte de Peyrac devait se trouver en ville.

– Je vais essayer de le joindre, dit-elle à Vanneau, mais, en attendant, faites votre possible pour stopper le convoi qui emmène le Saint-Jean-Baptiste sur les grands fonds pour le couler.

Elle le supplia d'envoyer aussitôt une fusée et des signaux pour qu'ils mettent en panne. Puis de faire force rames jusqu'à eux, quitte à promettre des récompenses, pour les convaincre d'attendre le contrordre.

– Gagnez du temps ! Quels que soient ceux qui ont donné cet ordre, y compris le gouverneur lui-même, je prends la responsabilité de le suspendre, c'est un malentendu.

Elle allait courir jusqu'au manoir de Montigny qui lui parut désespérément loin, sans être certaine pour autant de trouver son mari.

Après avoir vu la chaloupe repartir sous l'impulsion de ses six rameurs et avoir jeté à la Polak quelques mots d'encouragement, elle s'élança à travers les rues et entama la Côte de la Montagne. Elle cherchait des yeux si elle n'apercevait pas Piksarett qui, avec ses longues jambes, lui aurait été fort précieux.

Un carrosse se hissant non sans peine arriva derrière elle, puis parvint à sa hauteur. La côte était si rude que les deux chevaux avançaient gagnant à chaque pas une distance infime. Il fallait prendre son temps quand on montait la côte de la Montagne. Le cocher dodelinait du chef. L'équipage tanguait au gré des cailloux rencontrés. C'était un fort bel équipage, avec un chiffre marqué sur la portière et des rideaux de satin à franges dorées.

Comme l'équipage la dépassait, le joli visage de Bérengère-Aimée Tardieu de La Vaudière s'encadra entre les franges des rideaux.

– Madame, que se passe-t-il ? Vous paraissez anxieuse.

– Je suis à la recherche de mon mari, lança Angélique qui se reprocha aussitôt de paraître anxieuse, ce qui la rendait ridicule.