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Elle s'imagina, à tort ou à raison, qu'elle voyait une lueur d'amusement briller dans les yeux de la sémillante personne.

– Monsieur de Peyrac ? J'ai quelque idée du lieu où le trouver, fit-elle d'un air important. Montez donc...

Déjà le laquais avait sauté à terre et ouvrait la portière devant Angélique qui prit place. L'attelage repartit avec un gémissement de tous ses essieux. Les sabots des chevaux patinaient sur les cailloux.

Mme de La Vaudière regardait Angélique du coin de l'œil et ne dissimulait pas la satisfaction qu'elle éprouvait à la voir de plus près. De son côté, Angélique se félicitait de l'occasion qui lui était donnée de pouvoir jeter sur elle un regard critique. C'était décidément une charmante personne, plus jolie que belle, avec de l'entrain, un mouvement de tête un peu frondeur, qui laissait deviner que la vie ne l'intimidait point et qu'elle lui avait déjà lancé son défi.

Elle mettait une certaine affectation à réclamer qu'on lui donnât en entier son patronyme de Bérengère-Aimée. Elle avait un rire perlé qu'elle employait un peu à tort et à travers. C'était un genre mais qui décontenançait. L'on n'osait pas parler de sujets sérieux devant elle, de peur de les voir, d'un éclat de rire, tournés en badinage. Ce qui donnait certes de la légèreté aux réunions où elle se trouvait. En revanche, elle avait l'art de questionner. Le carrosse n'avait pas encore dépassé la palissade du petit cimetière qui se trouvait à mi-chemin de la Côte de la Montagne, qu'Angélique se retrouva lui ayant déjà expliqué pourquoi il lui fallait trouver d'urgence son mari, afin d'éviter que le Saint-Jean-Baptiste ne fût coulé. Mais pourquoi tenait-elle donc tant à ce qu'on ne le coulât pas ? s'étonna Bérengère. C'est que Janine Gonfarel en serait désespérée, étant propriétaire du navire. Mme de La Vaudière s'étonnait plus encore :

– Que trouvez-vous à cette femme ? Elle est d'un vulgaire !

Elle avait une façon d'arquer ses fins sourcils et d'arrondir ses yeux sombres et candides qui entraînait à lui fournir des explications plus complètes afin de ne point passer pour sotte, ou naïve, ou affligée d'un goût médiocre.

Angélique eut toutes les peines du monde à garder son secret et à dissimuler les affres que lui inspirait le sort de mister Willoagby. Elle réussit à demeurer évasive, se bornant à répéter qu'il fallait que M. de Peyrac fût mis instantanément au courant.

– Il le sera, ne craignez rien, rassura l'autre d'un ton protecteur. Mais il faut avouer que notre cher comte n'est pas de ces personnages qu'on peut être assuré de trouver au logis. Tant s'en faut. On l'accuserait plutôt d'avoir le don d'ubiquité. Pour le rencontrer, je ne cesse de tourner comme une girouette. On me dit : Il est là. J'y cours. Il est déjà ailleurs.

Angélique notait qu'en moins de trois jours, Joffrey était devenu pour ces dames « notre cher comte » et que – naïveté ou bravade – Madame le Procureur ne dissimulait pas qu'elle courait après lui.

– ... Votre époux est un homme d'une telle galanterie. Regardez la montre que j'ai reçue de lui.

Elle tenait à deux doigts le bijou qui était retenu à son cou par un ruban de velours noir et qui reposait à la naissance de ses seins, soutenus très haut par le buse de son corsage. Une mince écharpe de linon n'en laissait pas ignorer les rondeurs.

Tout en parlant, la jeune femme surveillait les passants qui allaient et venaient par le chemin escarpé. Elle poussa une exclamation.

– Ah ! Voici quelqu'un qui va nous renseigner à coup sûr.

À son appel surgit dans l'entrebâillement des rideaux, comme d'une boîte à ressorts, la face de l'Indien esclave de Mme de Mercouville sur la joue droite duquel la marque de la fleur de lys laissait une cicatrice noirâtre et boursouflée, tirant un coin de sa bouche et lui donnant toujours l'air de rire.

– Ce garçon sait tout sur chacun, glissa Mme de La Vaudière, mais il est très lunatique. Il faut savoir le prendre.

Elle dialogua avec lui. Angélique comprenait mal l'accent de l'Indien qui s'exprimait en français, la seule langue dont il pût user à Québec pour se faire entendre.

Après un échange de questions et de réponses inintelligibles, l'Indien grimpa à côté du cocher. Mme de La Vaudière prenait un air entendu et faisait signe à Angélique de ne pas se décourager.

Elle occupa le reste du trajet à l'instruire sur le statut des Panis qui étaient les seuls Indiens en Nouvelle-France à être esclaves. Ils venaient de régions inexplorées, au-delà des Mers Douces. Les Indiens qui les faisaient prisonniers les revendaient aux Blancs.

Angélique écoutait d'une oreille distraite et, songeant à mister Willoagby, retenait son impatience.

Par la rue de la Fabrique, le carrosse débouchait enfin sur la place de la Cathédrale.

L'Indien bondit à terre, courut, disparut et revint peu après, en sautillant d'un pas de danse guerrière. Il témoignait ainsi d'avoir trouvé celui que l'on cherchait. Mme de La Vaudière triompha.

– C'est bien ce que je pensais ! Monsieur de Peyrac est chez les jésuites.

– Chez les jésuites !

Mais déjà, très résolue, Bérangère-Aimée descendait de carrosse.

Pour atteindre les établissements des Pères jésuites, groupés en face de la cathédrale mais sur l'autre côté de la place, il fallait sauter un ruisseau.

On abordait alors sur l'autre rive comme en territoire étranger et c'était le domaine des jésuites. De grands arbres, sur une légère éminence, gardaient les entrées des beaux bâtiments de pierre de ces messieurs de la Compagnie de Jésus. Il y avait l'église, le collège, le couvent, une maison résidentielle pour des hôtes ou des retraitants, les fermes, étables et écuries. Les jésuites venaient d'achever leur nouvelle église attenante au collège. L'édifice, remarquable pour l'époque et le lieu, possédait une façade cantonnée de deux tours en plus du clocher qui surmontait la croisée du transept.

Depuis, l'évêque cherchait à faire agrandir sa cathédrale. Celle-ci, quoique vaste et belle, ne possédait qu'une tour et l'église des jésuites par-dessus les arbres et le ruisseau semblait lui jeter un défi, la regarder de ses vitraux en ogives, ouverts comme des yeux tranquilles. L'église des jésuites et le couvent possédaient chacun une entrée donnant sur la place.

Mais Bérangère, entraînant rapidement Angélique, préféra pénétrer par une petite porte latérale qui introduisait dans une cour intérieure.

– Nous cherchons Monsieur de Peyrac, jeta-t-elle à un frère convers qui venait des étables, deux seaux de lait en main, son long scapulaire noir battant ses sabots.

Ce « nous » agaça Angélique.

Mme de La Vaudière paraissait familière des lieux et n'en éprouver aucune crainte. Ce n'est pas elle qui se sentait impressionnée comme Angélique par le vestibule dallé, garni de quelques sièges, orné d'un seul grand crucifix au mur et d'un bénitier à droite de la porte.

Bérangère y trempait le bout de ses doigts avec un mélange de désinvolture et de componction qui était un chef-d'œuvre de grâce et d'hypocrisie féminines. Ce faisant, elle possédait un charme indéniable, l'effronterie à la fois gaie et pieuse qu'on prête à une certaine catégorie d'anges qui entourent le trône du Très-Haut et qui ne semblent guère jouer d'autre rôle que d'y apporter de l'espièglerie.

Et Angélique, à voir ses façons, se souvint que Mme de La Vaudière était aussi d'origine gasconne. Une Occitane de cette province d'Aquitaine, rebelle et ensoleillée, où les gens ont un sens singulier de la religion, un comportement différent à l'égard des rites et des croyances.

Angélique se rappela que lorsqu'elle était arrivée jadis à Toulouse, venant de son Poitou natal, elle avait été effarouchée par l'ardeur de ces peuples dont le noble Joffrey de Peyrac personnifiait les contrastes : élégance, esprit, indépendance farouche, goût de l'amour. Et aussi fougue, tendresse, détachement, subtile ironie.