Il ne pensait pas aux boulets, celui-là ! Il s'éloigna derechef vers l'avant, se frayant un passage parmi l'agitation qui régnait sur le Gouldsboro. Le pont du navire était envahi de gens qui couraient çà et là, d'hommes d'équipage aujourd'hui vêtus de toile blanche avec une ceinture pékinée bleu et or, un bonnet bleu à glands d'or. Ils avaient superbe mine. Beaucoup étaient en faction dans les haubans ou alignés au long des vergues comme des oiseaux prêts, non à s'envoler, mais à libérer les voiles en cas d'alerte. La parade ne faisait pas oublier une alerte possible.
Ville d'Avray, penché par-dessus la rambarde vers les baraques et les canots qui patrouillaient alentour, lançait des salutations, des appels.
Neals Abbal, le blond Suédois, et Timothy, le négrillon, vinrent se ranger près d'Angélique. Elle vit qu'on leur avait fait revêtir de petites redingotes de drap rouge à revers brodés. Ils étaient chaussés de bas blancs et de souliers à nœuds de satin retenus par une boucle d'argent. Ils étaient très fiers d'être chargés de soutenir les pans du manteau d'Angélique.
Ville d'Avray revenait vers eux. Il était blême, décomposé.
– On a cassé une pièce, dit-il à Angélique. C'est désastreux.
S'agissait-il d'une pièce de canon ? de quoi ?
– Mon poêle de faïence ! L'un des plus beaux motifs, naturellement.
Sa contrariété s'accentua en découvrant Timothy dans sa livrée cramoisie.
– Quoi ! Vous me refusez ce négrillon pour page et vous le prenez pour vous.
Angélique commença de lui expliquer que ce n'était que provisoire, pour faire plaisir au petit esclave, mais déjà Ville d'Avray pensait à autre chose. Sa conversation par-dessus bord avec des gens de Québec lui avait apporté une nouvelle plus heureuse.
– J'ai appris que ma servante était revenue de son hameau de Saint-Joseph. Il paraît qu'un songe l'a avertie de mon retour imminent. Elle a briqué à fond ma demeure et je parie qu'elle nous aura préparé une de ces tourtières de gibier dont elle a le secret. Ah Angélique ! Ce soir même, vous serez assise là-haut chez moi et vous vous régalerez en regardant la nuit tomber sur le Saint-Laurent. J'espère que vous m'inviterez souvent chez moi.
– Votre servante ne va-t-elle pas être déçue de vous voir nous céder votre maison tandis que vous irez vous loger dans la Basse-Ville ?
– Elle fera ce que je lui dirai.
Il cherchait avec sa longue-vue.
– Je voudrais pouvoir vous désigner ma demeure mais les arbres du jardin de ma voisine Mademoiselle d'Hourredanne nous la cachent.
« En tout cas, je distingue un pan du toit et la fumée qui s'élève de la cheminée. La vie est belle !
Chapitre 5
De temps en temps, le marquis de Ville d'Avray et Angélique ne pouvaient s'empêcher de regarder du côté de l'estuaire de la rivière Saint-Charles, dans la direction qu'avaient prise les chaloupes commandées par le comte de Peyrac. Un brouillard léger continuait à masquer les mouvements qui se tramaient par là.
– Qu'attendons-nous ? demanda-t-elle.
– Le signal qu'il doit nous envoyer. Mais, pour l'instant, il estime peut-être que le brouillard est trop dense.
Presque au même instant, les brumes qui voilaient les contours de la côte de Beaupré commencèrent à se dissiper et dans l'embouchure de la rivière, on distingua un navire échoué.
– Quel est ce bâtiment qui semble en mauvaise posture ?
– Le Saint-Jean-Baptiste, ce vieux sabot attardé et que nous avons déjà tiré de plus d'un mauvais pas au cours de la remontée du Saint-Laurent. On lui avait donné ses chances, mais il était en trop piteux état et, presque arrivé au but hier soir, il est allé se vomir à l'entrée de l'estuaire qu'il obstrue pour l'instant. Mais cet incident arrange nos affaires. Nos yachts Mont-Désert et Rochelais se sont portés au secours des passagers. Ils ont pris à leur bord ceux qui avaient un peu trop les pieds dans l'eau, dont Monsieur de Bardagne, l'envoyé du Roi, et les officiers de sa maison. Avec l'intendant Carlon et le baron d'Arreboust, Monsieur de Peyrac dispose d'un bon nombre d'otages. Mais il n'en usera pas. J'admire sa prudence politique. L'échouage du Saint-Jean-Baptiste lui a donné prétexte de s'affairer dans l'endroit pour se porter au secours des naufragés. Et il va arriver par-derrière, amenant dans ses bagages ses hôtes d'honneur sauvés des eaux, l'envoyé du Roi y compris...
Sur ces entrefaites un jeune homme, aux longs cheveux retenus par son bandeau de perles indiennes, les franges de peau de sa casaque flottant au vent, arriva à grands pas et vint se planter de l'autre côté d'Angélique, là dépassant de plus d'une tête. Il tenait sur son cœur un coffret d'écaille serti d'or avec autant de gravité qu'un roi mage à la crèche.
– Anne-François, s'exclama Ville d'Avray, que faites-vous là, mon ami ?
– Monsieur de Peyrac m'a chargé d'escorter Madame de Peyrac, fit l'adolescent en se redressant de toute sa taille qui était mince et n'en finissait pas.
– Comment ! L'ESCORTER ! Mais c'est MOI qui dois l'escorter, protesta le marquis, la main étalée sur son cœur.
– Peut-être n'aura-t-elle pas trop de deux défenseurs ?
– Billevesées ! Je suis bien capable de la défendre seul. De toute façon, vous mentez. On ne vous a chargé de rien. Et vous détonnez avec votre défroque de coureur de bois. C'est scandaleux !
– Je suis chargé de porter le nécessaire à parures de Madame de Peyrac.
– Dans cet accoutrement ! Mascarade ! Comment ! Vous n'avez pas été capable de vous vêtir selon votre rang et vous prétendez servir de chambellan à la plus belle femme du monde... Pas de ça, mon petit !
– Le signal ! s'écria Angélique qui venait de voir briller le sillage d'une lumière d'étoile filante qui, après s'être élevée assez haut, retombait et s'éteignait.
– Le signal ! répéta Ville d'Avray. C'est à nous.
Immédiatement mobilisé par la gravité de l'instant, il oublia sa querelle.
– Nous allons descendre dans la chaloupe. Venez, Angélique ! Et vous, petits pages, êtes-vous prêts ? Tenez le manteau comme ceci. Voilà... Quant à toi, Anne-François, recule-toi un peu et ne viens pas faire l'avantageux à ma place sinon je te tordrai le cou.
Le torse bombé, le talon cambré, le marquis de Ville d'Avray prit la main d'Angélique, la levant haut et, comme s'il avait eu à la mener à la pavane sous le feu des regards de la Cour, il lui fit traverser le premier pont jusqu'à la coupée.
Au pied du Gouldsboro, la chaloupe dansait sur les flots. En prévision de l'ampleur de la robe et du manteau de fourrure d'Angélique, on avait ajusté au flanc du navire une sorte d'escalier de bois avec une « main » de corde qui permettait d'embarquer plus facilement dans la chaloupe.
On fit descendre les deux petits pages. Puis le chevalier de Vauvenart qui pria Angélique de l'excuser de passer devant elle, mais c'était pour l'aider à prendre place. Le balancement du navire ne facilitait pas le transbordement. La robe et le manteau s'accrochaient et Angélique fut contente de profiter de la solide poigne du seigneur acadien. Cela lui réchauffait le cœur de se voir entourée d'amis canadiens et acadiens qui ne craignaient pas d'affirmer à la vue de tous l'estime et l'affection en lesquelles ils la tenaient.
Dans la chaloupe, elle préféra se tenir debout car ces robes de cour étaient décidément très encombrantes, mais l'embarcation était large et stable et le fleuve peu agité.
Elle remercia le ciel de la clémence du temps. Par des bourrasques de pluie ou de neige, des flots noirs et furieux, on aurait couru à l'échec. Sous ce firmament translucide, tout se déroulait avec calme comme pour intensifier la perfection du moment de l'arrivée et de l'image qu'elle devait imposer à Québec. Levant les yeux, elle vit passer un vol d'oies sauvages. Les dernières... Dessinées en noir, le cou tendu, traçant un V gigantesque à travers le ciel, elles lançaient quelques cris aigus, comme un appel ou un salut et Angélique vit en elles un signe bénéfique. Mais aussitôt lui revint le souvenir de la voix feutrée qui chuchotait :