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Il lui semblait alors que les belles dames du Languedoc, aux yeux noirs, aux rires provocants, aux passions brûlantes, se moquaient de sa blondeur et de son sérieux. Et ce n'est pas sans mal que « la petite Poitevine » s'était imposée parmi elles.

Et voilà – n'était-ce pas ridicule ? – que cette Bérengère follette réveillait en elle des sentiments anciens et mitigés.

Un élève, vêtu de noir, fit entrer les deux dames dans un vaste parloir. Mis au courant de leur démarche, il s'éloigna afin de s'informer si M. de Peyrac se trouvait céans, ce qui était fort possible.

Un poêle de fonte, comme on commençait à en exporter d'Angleterre, chauffait la pièce. Aux murs étaient suspendus de nombreux tableaux, dont un portrait de saint Ignace de Loyola, l'officier espagnol qui, un peu plus d'un siècle auparavant, avait jeté les fondements de la célèbre Compagnie des soldats du Christ. Dans une niche où brillait une veilleuse se trouvait un moulage de son masque mortuaire.

Bérengère allait et venait en examinant les grands tableaux avec intérêt, scènes édifiantes, grouillantes de personnages, peints par des artistes de talent, qui s'y étaient consacrés, on le sentait, avec une piété enthousiaste.

L'une de ces compositions représentait la mort du père Georges Vaz, apôtre de l'Afrique, rassemblant ses dernières forces pour bénir les Noirs du Congo assemblés autour de sa couche. Une autre mettait en scène le père François-Xavier parmi la foule chinoise à San Chéou, ressuscitant un enfant noyé. Il avait été l'un des six jésuites fondateurs, compagnons d'Ignace et, comme lui, déjà canonisés par le pape Grégoire XV. Sa fête venait d'être célébrée, ce qui expliquait les vases d'argent et de verrerie déposés devant le tableau, garnis de grands bouquets de fleurs de papier, peintes et dorées, que fabriquaient les sœurs de l'Hôtel-Dieu.

Le silence qui régnait était d'une densité particulière. L'atmosphère était différente de celle du séminaire. Plus intériorisée. Un calme surprenant malgré la présence des enfants dans les classes. Les portes refermées, on était, derrière ces murs épais, dans une forteresse. En ces lieux, les missionnaires itinérants venaient se reposer des fatigues et des dangers de leurs voyages. Après les interminables courses dans les canots d'écorce, ils retrouvaient, loin de la fumée et de la vermine des cabanes indiennes, la paix de leurs cellules blanchies à la chaux, le réconfort des offices liturgiques, la détente que leur apportaient les entretiens avec leurs frères en religion. Ils y écrivaient leurs « relations » célèbres et fort attendues en France, ils s'y livraient à l'étude des langues sauvagines, à l'enseignement des jeunes Canadiens, aux exercices de l'âme et du corps prescrits par leur mystique fondateur.

Des personnalités hors du commun, capables de lévitation, de transmission de la pensée à distance, de divination, hantaient ces lieux.

L'idée vint à Angélique que le Père d'Orgeval pouvait fort bien s'y trouver caché, insoupçonné, attendant son heure.

C'est alors que l'apparition eut lieu. Un pas glissa derrière elle et quand elle tourna la tête, un jésuite était là, entré par une porte dissimulée dans la tapisserie.

Malgré la pénombre, elle reconnut aussitôt sa barbe blonde, sa peau trop blanche que le soleil avait comme écorchée aux pommettes et à l'arête du nez.

Comme il demeurait immobile, figé à quelques pas, elle lui adressa un léger salut.

– Je crois que nous nous sommes rencontrés en Acadie ? Vous êtes le Père Philippe de Guérande, n'est-ce pas ? Le coadjuteur du Père d'Orgeval ?

Il approuva d'un signe de tête. Son regard très clair prenait la dureté de l'agate. Ses lèvres bougèrent enfin. Il dit dans un souffle :

– Par votre faute, il va mourir.

Et se reculant il parut se fondre dans l'ombre du parloir comme un spectre.

Angélique pétrifiée n'était pas certaine d'avoir bien entendu ou bien compris ses paroles.

– Venez-vous, chère ? interjetait Bérengère.

Le séminariste était revenu les chercher. M. de Peyrac était bien céans.

Leur cicérone enfilait un long couloir aux murs blancs, grattait du bout des doigts à la dernière porte de bois massif, les introduisait dans une vaste pièce, une bibliothèque si l'on en jugeait par les centaines de livres de toutes tailles, reliés de cuir, dont les rayonnages tapissaient les murs. Certains, des « incunables », avaient la hauteur d'un enfant de cinq ans. À l'instant, l'un de ces volumes de grande dimension venait d'être posé sur un lutrin de bois et le comte de Peyrac en compagnie d'un des pères jésuites se penchait pour en soulever les pages avec précaution.

La porte s'ouvrant, ils se tournèrent vers les arrivantes, et Angélique reconnut dans le jésuite le Père de Maubeuge, le supérieur.

Ce qui frappait au premier abord, dans cette pièce austère du rude Canada, c'était la profusion d'instruments scientifiques de grande valeur que l'on y trouvait. Astrolabes de cuivre ou de laiton doré, cadrans astronomiques, globes célestes ou terrestres, trigonomètres... Sur les tables et les guéridons, parmi les loupes et les compas épars, était ouvert un nécessaire astronomique représenté par une boîte octogonale de bois incrusté de vermeil dont le couvercle rabattu montrait une carte de géographie miniature en émail aux couleurs vives. Les diverses pièces : un petit cadran solaire, un cadran lunaire, un tableau des longitudes et des latitudes, etc., étaient disposées autour de la boîte. Angélique crut se rappeler qu'elle avait vu ce nécessaire parmi les présents apportés par le comte de Peyrac à Québec.

Dans un coin, une très belle sphère armillaire à quatre plans. Dressé sur un trépied à coulisse, un télescope de cuivre doré était braqué en direction de la fenêtre grande ouverte. Le froid cru de ce milieu d'un jour d'hiver ne semblait pas incommoder les deux personnages, entièrement requis par l'intérêt de leurs recherches, tandis qu'un clerc en soutane, déférent et muet, leur servait de secrétaire et les assistait avec des gestes mesurés d'officiant.

Il fallait être à Québec pour trouver admissible la soudaine irruption de deux dames dans un tel sanctuaire de la science, mais c'était un fait qu'en cette ville isolée on vivait en famille, et que les distances observées dans la métropole entre les différentes classes de la société s'abolissaient.

– Excusez-moi, mes Pères ! s'écria gaiement Mme de La Vaudière, je me vois contrainte d'interrompre vos doctes conversations, mais ma chère amie, Madame de Peyrac, cherchait son époux par toute la ville et...

Exprimant au supérieur ses regrets de l'avoir dérangé, Angélique expliqua rapidement que l'intervention du comte était requise au plus tôt pour sauver le Saint-Jean-Baptiste qui avait été condamné à être coulé par les autorités portuaires.

Joffrey de Peyrac marqua quelque surprise.

– Cette vieille patache ? s'étonna-t-il. Quelle importance ? Elle ne m'appartient pas...

– Mais l'ours est à bord, s'écria Angélique. Oh ! Joffrey, il faut sauver Mister Willoagby...

*****

L'ours fut sauvé !

On ramena le Saint-Jean-Baptiste vers la rive et l'intendant Carlon, pressenti par le comte de Peyrac, offrit à l'épave, de plus en plus immergée, le refuge d'un bassin désaffecté des chantiers maritimes.

Le pauvre Élie Kempton, qui se terrait au manoir de Montigny, effrayé de se sentir piégé, lui, un puritain du Connecticut, dans cette cité papiste, fut escorté par quelques amis du Gouldsboro, afin de pouvoir visiter son ami plantigrade.

L'ours dormait toujours et n'avait été nullement dérangé par sa promenade dans la rade de Québec. Élie Kempton le couvrit d'une provision de foin et de paille supplémentaire et déposa dans un coin de la cale des tubercules et racines, pactole nécessaire à l'animal qui, deux ou trois fois au cours de l'hiver, s'éveillerait poussé par la nécessité, et chercherait autour de lui, dans son repaire, de quoi renouveler ses réserves de graisse épuisées.