Sur le soir, un homme corpulent se présenta à la maison du marquis de Ville d'Avray où logeait le comte de Peyrac, tenant son bonnet d'une main et de l'autre une vannerie sur laquelle étaient posés trois fromages ronds.
La compagnie venait d'achever de souper dans la grande salle et Sire Chat était sur la table, comme il se doit, parmi les plats et les reliefs du festin.
Angélique avait pris place sur le fameux canapé dont elle ne connaissait pas encore tous les secrets. Le comte de Peyrac était à ses côtés.
C'était une soirée comme il s'en établissait souvent dans cette petite maison et qui rappelait les veillées du fort de Wapassou. Parce que Joffrey était présent, parce que des amis de l'hivernage passé comme le comte de Loménie ou M. d'Arreboust les entouraient, parce que des enfants assis sur la pierre de l'âtre mêlaient leurs voix aigrelettes au brouhaha des conversations, parce qu'il y avait enfin tant de monde resserré autour du feu ou autour de la table, assis dans les fauteuils ou sur les tabourets ou accroupis à terre sur des tapis ou les fourrures jetées, tel que Piksarett, son calumet à la bouche, on évoquait l'intimité du fond des bois et que ceux qui ont partagé la vie des forts n'oublient jamais.
L'homme s'annonça en ami par la porte de la cour qui donnait directement sur la grande salle et se présenta comme étant le sieur Boniface Gonfarel.
Cela fit sensation. La plupart des personnes présentes le connaissaient mais Angélique considéra avec curiosité l'homme qui avait uni son existence malchanceuse à celle de la Polak et l'avait aidée à sortir de la misère.
S'il avait croupi jadis dans les prisons de Rouen et s'il avait dû exercer, un temps, la fonction honnie de bourreau, l'air du Canada et la réussite sociale en avaient effacé les stigmates. Il présentait le plus honnête visage du monde.
Il était vêtu comme un bourgeois cossu mais ses gros souliers et ce bonnet qu'il tenait en main trahissaient, malgré son air imposant, une simplicité de fond, que les écus n'avaient pas gâtée.
– Monsieur, dit-il s'adressant à Peyrac avec dignité et déférence, je viens vous remercier d'avoir sauvé mon bien. Sans vous, j'aurais souffert une perte considérable. Déjà une partie de la marchandise m'est parvenue avariée et les avantages que j'étais en droit d'attendre de mes investissements dans ce navire de malheur étaient fort réduits par la faute des filous qui le gouvernaient, des tempêtes ou pirateries qu'il avait subies. Et la jalousie de ceux qui veulent ma ruine en cette ville même achevait l'ouvrage, en obtenant des autorités de le couler corps et biens, sans même que je puisse m'interposer à temps. Vous avez mis obstacle à ce mauvais tour qu'on me jouait, profitant de mon absence. Soyez assuré que je n'oublierai jamais que vous avez dépensé votre temps et votre influence pour m'obliger et je suis venu vous confirmer, Monsieur, que je vous suis désormais entièrement acquis, ainsi que les miens et mes amis. Je serai très honoré, si l'occasion s'en présente, que vous fassiez appel à notre dévouement.
Peyrac le remercia. Il se réjouissait, dit-il, que les circonstances lui aient permis de rendre service à un des plus réputés citoyens de la ville.
– Après tout, votre Saint-Jean-Baptiste peut s'offrir une nouvelle jeunesse. Si vous êtes d'accord, convenons d'une affaire. Dès demain, j'y fais mettre des pompes et, profitant de la marée pour le remettre à flot, je vous propose de laisser mes deux yachts, le Rochelais et le Mont-Désert, le remorquer jusqu'à Sillery en amont de la ville, où je suis en train de faire construire un bassin de radoub et une habitation pour les équipes chargées de garder les navires que j'y fais hiverner. Les glaces le maintiendront. Au printemps, nous verrons ce que peuvent en faire les charpentiers...
Angélique écoutait d'une oreille cet échange de civilités et de propositions, tout en faisant le bilan de cette journée picaresque. Au matin, le Grand Conseil, puis sa visite à la Polak, sa course avec Bérengère, le sauvetage de l'ours, tout se terminant par ces trois fromages de l'île d'Orléans, offerts en signe d'alliance par un bourreau repenti.
Chapitre 28
Le dernier convoi, prêt à partir pour Montréal, se formait. Bientôt les glaces seraient là qui arrêteraient le trafic fluvial entre les trois cités de la Nouvelle-France : Trois-Rivières, Montréal et Québec. Nulle route autre que le Saint-Laurent ne les reliait entre elles. On pouvait à la rigueur envoyer quelques courriers en traîne ou à raquettes par les pistes du fleuve gelé, mais les tempêtes de l'hiver rendaient ces expéditions dangereuses.
On se disait donc adieu pour plusieurs mois entre Canadiens.
Les Trifluviens en bonnets blancs seraient laissés au passage, aux rives de leur cité plate, petite Venise polaire éparpillée sur ses îles parmi les chenaux d'un delta qui drainait des rivières venues des Pays d'En Haut.
Les Montréalais et leurs bonnets bleus rejoignaient leur fief de la fourrure et de la prière, Ville-Marie15 la Sainte, au pied du mont Royal qui, à huit cents lieues en amont de Québec, marquait la fin du fleuve navigable.
Les voyageurs en partance s'étaient groupés à l'anse du Sault-au-Matelot, au pied des hautes maisons de la rue du même nom. Le soleil brillait et les volets de bois, peints de couleurs vives, chatoyant de bleu, de rouge et de jaune, sur les façades de pierre, donnaient un air de gaieté à la scène.
Un vent assez fort balayait de long en large le ciel de jade où se dissolvaient et se reformaient sans cesse des formations de nuages d'un sépia foncé ou d'un gris charbonneux, ourlés de jaune soufre.
Libre encore de rouler ses flots tumultueux, le Saint-Laurent continuait de présenter, dans ses coloris et dans ses nuances, les plus folles parures. Reflétant les mouvances du ciel, il nouait, ce matin-là, des circonvolutions tour à tour noires ou miel, traversées de courants d'émeraude.
De la grève étroite, le fleuve impressionnait, se découvrant dans toute sa puissance et ses caprices de reptile géant, qui, après s'être lové paresseusement autour de l'île d'Orléans, se glissait entre les promontoires jumeaux de Lévis et du Cap Diamant, pour s'élancer vers le sud-ouest avec résolution.
Au-delà de Trois-Rivières, il s'enflerait de nouveau, formant les belles étendues du lac Saint-Pierre puis continuerait, encore majestueux et vaste, pour aller enserrer de ses bras glauques la grande île de Montréal et sa petite sœur l'île Jésus.
« Le chemin qui marche », disaient les Indiens. Tel était-il ce fleuve-mer, Nil du Septentrion. Attrayant, magnifique et sournois, un monstre...
Ses tempêtes, ses courants infernaux, ses rochers pleins de traîtrise le rendaient redoutable. Ses désastres et ses naufrages ne se comptaient plus, ni les vies humaines et les biens considérables qu'il avait engloutis dans ses entrailles glacées.
Pourtant on l'aimait, on le retrouvait toujours avec plaisir et l'excitation de la navigation faisait briller, à l'avance, les yeux des voyageurs.
Angélique s'était fait accompagner de M. Tissot, le maître d'hôtel et de ses aides, qui portaient des paniers dans lesquels elle avait fait préparer des provisions de bouche, pour les remettre à Mlle Bourgeoys et ses jeunes filles. Elle avait remarqué à quel point elles étaient charitables et manquaient du nécessaire.
Les enfants étaient de la partie ainsi que Yolande et Adhémar, et les jeunes pages, Eloi Macollet et Piksarett qui avait retrouvé sa peau d'ours, son arc et ses flèches, son tomahawk et sa machette glissée à sa ceinture. Il y avait comme d'habitude beaucoup d'Indiens mêlés à la foule.