On aperçut le marquis de Ville d'Avray car il était toujours présent là où il se passait un événement quelconque. Il vint vers Angélique afin de lui désigner quelques personnes parmi celles qu'elle ne connaissait pas encore. Il lui montra Mme Le Bachoys dont elle avait entendu parler comme d'une forte femme à tous les points de vue. Elle était accompagnée de ses filles et les gendres étaient là aussi ainsi que les enfants. M. de Chambly-Montauban et Romain de L'Aubignière faisaient partie de l'escorte car le premier avait des vues sur l'aînée, une jeune fille un peu prolongée, ce qui était rare au Canada, et le second courtisait la cadette, une jolie brunette de dix-huit ans. Mme Le Bachoys riait et lançait ses bons mots et elle draina tout de suite une cour importante.
Ce jour-là, elle partagea la vedette avec Angélique, dont la venue provoquait toujours un rassemblement.
M. d'Arreboust essayait d'aborder Mlle Bourgeoys afin de lui remettre une lettre pour sa femme, Camille d'Arreboust, qui avait consacré sa vie à Dieu, et s'était retirée, recluse, à Ville-Marie, afin d'y terminer ses jours dans la prière et la mortification.
Deux grandes barques étaient à quai. À l'arrière de chacune, une toile à voile tendue permettrait aux femmes et aux enfants de s'abriter en cas de mauvais temps.
Angélique aperçut la petite famille de nouveaux immigrants qui avait fait antichambre avec elle, chez l'évêque. Ils attendaient, leurs baluchons en main, sous l'égide de leur seigneur, M. de La Porterie. Dûment dotés de confortables capots de serge brune et de bottes sauvages, ils avaient déjà meilleure mine. On les déposerait sur la rive, aux alentours de la paroisse où se trouvait leur futur domaine. Ils passeraient l'hiver chez un habitant où ils s'initieraient aux rudiments de la vie canadienne puis, le printemps venu, commenceraient à dessoucher leur terre et à bâtir leur maison. Regagnant également son manoir au bord du fleuve, un jeune seigneur d'une vingtaine d'années, accompagné de sa femme qui n'en avait guère plus de dix-sept, remerciait avec effusion M. de Bernières, curé de Québec et directeur du Séminaire, qui leur avait fait l'honneur de baptiser leur petite fille nouveau-née.
La jeune femme était revenue, au cours de l'été, afin d'accoucher à l'Hôtel-Dieu de Québec.
Durant tout le temps qu'on prit à charger les barques de caisses, de coffres, de tonneaux, de ballots de toutes sortes de marchandises, M. de Bernières, le sympathique ecclésiastique, d'une quarantaine d'années, tint le bébé dans ses bras avec des précautions maternelles.
Il contemplait attendri la petite fille et recommendait à sa jeune mère d'en prendre bien soin. Le jeune couple lui était un peu apparenté, issu comme lui d'une illustre famille de Normandie. Il avait voulu que l'enfant se nommât Jourdaine, ainsi qu'une de ses tantes qui était sœur de son oncle Jean de Bernières, le grand mystique de Caen, ami de Mme de La Peltrie, l'une des fondatrices du Canada.
Ville d'Avray accapara longuement Mlle Bourgeoys. Angélique crut qu'elle ne pourrait même pas adresser à celle-ci quelques mots d'adieu. Tenant par la main Chérubin, le marquis pérorait sans souci des autres.
– Je ne suis point chaud de le confier aux jésuites, disait-il, ni même à ces messieurs du séminaire.
– ... de toute façon il est encore trop petit pour entreprendre des études, répondait Mlle Bourgeoys.
– C'est cela. J'aurais voulu le confier à une éducatrice telle que vous, Mère Bourgeoys, car il faut qu'il fasse carrière.
– Pourquoi : IL FAUT ? Et quelle carrière ? demanda nettement Mlle Bourgeoys.
– Page du roi. Il ne peut y en avoir d'autre pour lui. Mais j'aimerais le ramener en France policé vers huit ou neuf ans. Le laisser à Marcelline sa mère ? Impossible. C'est une femme exquise que j'adore, mais elle ne quittera jamais sa censive du fond de la Baie Française. Et je ne peux le laisser là-bas pour le voir devenir une brute comme tous les autres petits bâtards des frères Défour... Cela, jamais.
– Hé ! De quoi vous mêlez-vous ? grommela Amédée Défour, qui, précisément à deux pas, s'occupait d'ôter un filin d'une bitte d'amarrage.
Le baron de Vauvenart, Acadien, se tenait parmi ceux qui demeuraient à Québec ainsi que Grand Bois. Tous deux avaient entrepris de profiter de leur séjour dans la capitale pour trouver femme.
Vauvenart courtisait une veuve, riche et attrayante, que l'on appelait la Dentellière, car elle était des Flandres et pratiquait l'art délicat de la dentelle. Elle habitait la rue d'Angélique et celle-ci l'avait déjà aperçue, lorsqu'elle passait, assise devant sa fenêtre, penchée tout le jour sur le coussin où elle plantait ses fuseaux.
– Ainsi vous avez déclaré Chérubin votre fils à la face du monde ? fit remarquer Angélique, lorsque Ville d'Avray la rejoignit.
– Avec Mademoiselle Bourgeoys il était inutile de feindre. Elle s'en était aperçue dès le premier coup d'œil... Il est vrai qu'il me ressemble tellement, dit-il en contemplant Chérubin.
– Et que vous a-t-elle conseillé pour calmer vos alarmes paternelles ?
– De le laisser à vos soins... ce que je comptais faire, bien entendu.
Maintenant c'était Eloi Macollet qui s'entretenait avec la fondatrice de la Congrégation de Notre-Dame. On voyait que celle-ci le sermonnait à mi-voix et il approuvait de sa toque rouge avec docilité.
Puis M. d'Arreboust lui remit la lettre préparée. Angélique l'entendit qui recommandait :
– Vous lui direz que je l'aime...
– Pourquoi ne venez-vous pas le lui dire vous-même ? rétorqua la religieuse.
Le brouhaha ambiant ne permit pas de saisir la réponse, mais tout à coup M. d'Arreboust revint en criant :
– Je pars !...
Il héla ses domestiques, les enjoignit de courir à sa demeure quérir un ou deux vêtements, son nécessaire à raser, sa cassette.
Le chef marinier avertit que l'heure de la marée montante approchait. Il ne fallait pas manquer ce moment où le courant se renversait, où le flux entraînait les embarcations vers l'amont, ce qui faisait gagner du temps. Le vent était favorable.
L'animation se fit plus pressante et plus bruyante. On apportait d'ultimes marchandises. M. Le Moyne, un des premiers colons de Ville-Marie, aujourd'hui commerçant fort à l'aise, grand gaillard vêtu de drap cossu, accompagné de son fils adolescent, veillait lui-même à l'arrimage de plusieurs tonnelets de vin d'Espagne. On se soignait bien à Montréal.
Deux carrosses, frangés et emplumés, brinquebalants et titubants après leur rude descente de la Haute-Ville, débouchèrent. Leur arrivée détourna l'attention. Les personnes qui en descendirent affectèrent ouvertement de ne pas se mêler à la populace. Il y avait parmi elles des dames très chamarrées et très fardées, des gentilshommes qui ne l'étaient pas moins. Leurs ajustements présentaient des outrances.
Les femmes jouant de leurs éventails, les autres s'appuyant sur les pommeaux d'argent ou d'ivoire de hautes cannes s'en allèrent vers le bout du quai, regardant obstinément dans la direction de l'île d'Orléans d'où ils semblaient attendre quelqu'un.
Une femme d'un certain âge, très élégante et parlant haut, se manifestait à la tête de ce groupe. Ville d'Avray et Chambly-Montauban furent les seuls à aller la saluer et à échanger quelques mots avec ses amis, adoptant des ronds de jambes et les exclamations de perruches qui semblaient de mise parmi eux.
– C'est Madame de Campvert, renseigna Ville d'Avray en revenant vers Angélique. Le Roi l'a exilée parce qu'elle a trop triché au jeu. Elle a suivi son jeune amant, officier au Canada, où il était nommé à la tête d'une compagnie. Elle joue, elle joue tant qu'elle en a le bout des doigts usés. Mais elle donne quelques belles réceptions.