Il lui passa un bras conquérant autour de la taille. Il faisait le fou afin de ne pas avoir à répondre aux questions qu'elle lui poserait à propos du coffre aux scalps dont il s'était adjugé le mérite au détriment du pauvre Saint-Castine, trop lointain pour se défendre.
– Si vous saviez comme je suis fier de vous avoir ramenée dans ces murs. Ma réputation d'homme de goût s'en trouve affermie si possible... Venez sur ce canapé.
Angélique se récusa.
– Vous m'aviez promis de me faire visiter la maison, ce n'est pas le moment de se reposer.
– Soit !
Le marquis jeta un regard attendri autour de lui, passa affectueusement la main sur le dossier du grand canapé, entouré de nombreux fauteuils et de tabourets recouverts d'un point de tapisserie faisant face au grand âtre.
Derechef, il entoura Angélique de son bras et effleura sa tempe près des cheveux d'un baiser léger qu'elle n'eut pas le temps de parer.
– J'aime les femmes, affirma-t-il d'un ton lyrique. Je suis trop amoureux de la beauté pour ne pas aimer les femmes quand elles sont de qualité. J'embrasse très bien, figurez-vous ! Il faudra que vous l'appreniez.
Et comme elle riait.
– ... Ah ! Voilà ce que je cherchais à obtenir. Votre rire... J'ai toujours su m'y prendre avec les femmes. Elles m'aiment et je les aime. Elles ont de l'esprit et s'intéressent à la vie, ce n'est pas comme les hommes. Dieu ! Que c'est ennuyeux un homme !
Sur cette déclaration pour le moins inattendue de sa part, il l'entraîna dans les caves, lui montra les mille réserves qu'il avait entassées « pour elle », les tonneaux de vin de Bourgogne, les barils de biscuits d'Italie, de pois, de fèves, les pains de sucre, sans parler des saloirs bien garnis, des bocaux d'épices, bouchés de liège recouvert de suif.
On aurait toujours du lait frais grâce aux brebis et à la chèvre.
Il régnait sous ces caves voûtées, tapissées d'un enduit de chaux, d'argile et de paille hachée, une tiédeur sèche, agréable, qui préserverait les denrées périssables de la corruption et des moisissures. D'autres chambres souterraines moins aérées et plus fraîches gardaient les vins.
Ville d'Avray avait fait agrandir le trou où l'on entreposait les blocs de glace durant l'hiver et qui servirait de glacière durant l'été, permettant de goûter sorbets et boissons fraîches par des chaleurs torrides.
– Que ferions-nous sans nos caves et sans nos combles ? Ce sont nos meilleurs alliés pour survivre dans ces climats extrêmes. Les combles, l'hiver, nous gardent les viandes gelées sans qu'on ait besoin de se rendre à la chasse ou de faire boucherie trop souvent. Nos caves préservent nos provisions de la chaleur ou du froid. Savez-vous que ce sont pour la plupart des grottes naturelles qu'on n'a eu qu'à aménager ? Avec les citernes et les puits, cela nous fait, dans la Haute-Ville, une cité souterraine où nous pourrions à la rigueur nous enterrer et survivre comme des taupes. Ce serait plaisant.
Il cligna de l'œil.
– Nos caves sont nos labyrinthes secrets. Il y en a partout. Il y en a qui communiquent. Et bien des histoires cachées peuvent se vivre grâce à elles. Savez-vous que les jésuites ont un couloir qui communique avec les cavernes aménagées sous le couvent des ursulines ? Ainsi ces pieux personnages peuvent se rendre visite. Hé ! Hé ! À l'insu de tous...
Il ne pouvait s'empêcher d'être mauvaise langue.
Des caves, ils montèrent aux greniers. Le marquis avait pris sa lorgnette. Regardant par la lucarne, côté rue, il décida :
– Eh bien ! Je vais aménager une chambre sous ces combles comme Cleo d'Hourredanne, puisque vous trouvez la maison trop petite.
– Mais non ! Je vous ai dit qu'elle me plaisait ainsi.
Ils atteignirent le second plancher qui était juste sous le faîtage, ménageant un espace où l'on devait se tenir un peu courbé. En plein hiver, l'on y pendait à des crocs les morceaux de viande durcie par le gel.
La lorgnette de Ville d'Avray refusa de se laisser séduire par le grandiose panorama et plus prosaïquement se fixa sur une hutte de torchis à colombage et au toit de chaume qui poussait comme un champignon presque au pied de la maison un peu sur la gauche, à mi-chemin du talus. C'était là que logeait son voisin, Eustache Banistère. Un pli amer aux lèvres, le marquis expliqua à Angélique que cette masure croulante était la honte du quartier et une épine dans sa propre chair, à lui, Ville d'Avray.
Ambitionnant d'agrandir son domaine, d'y construire des écuries, des étables, un fournil, il se trouvait limité dans ses projets par la mauvaise volonté du propriétaire de la hutte, qui ne voulait pas vendre une parcelle de terrain. Or, la loi des héritages lui octroyait la plus grande partie de la colline à laquelle ils étaient adossés, territoire dont il n'avait jamais rien fait, se contentant d'y laisser pourrir la cahute, édifiée par ses parents quand ils étaient arrivés de Normandie en 1635. Eustache Banistère, dit le Cogneux, y était né, y revenait après chacun de ses voyages aux Grands Lacs, y demeurait pour le présent au grand dam de son voisinage.
Il avait été interprète, explorateur. On ne le voyait jamais. Une affaire d'excommunication pour avoir porté de l'eau-de-vie aux sauvages, de lettres d'anoblissement qui étaient tombées en désuétude pour n'avoir pas été enregistrées à temps par le Conseil Souverain, de procès avec les ursulines, dont le monastère limitait sa propriété et qui par erreur avaient commencé de défricher un bout de son lot, le retenait depuis deux ans à Québec dans sa tanière au toit de chaume pourri.
Il n'y vivait pas seul, nanti d'une femme blonde et amorphe répondant au patronyme bizarre de Jehanne d'Allemagne et de ses quatre enfants aussi sauvages que des coyotes.
Au bout de deux ans, les habitants de la rue de la Closerie étaient prêts à signer une pétition et à payer de leurs escarcelles pour faire lever son « excommunication » et qu'on lui rendît son « congé », afin qu'il retourne aux bois et qu'on en soit débarrassé.
Mais le géant d'une quarantaine d'années, grossier, taciturne et ivrogne, entendait se venger de la ville et savait fort bien que la meilleure manière d'y parvenir était de refuser de vendre ses lots et de demeurer dans sa hutte à peine digne d'un charbonnier et que tous les bourgeois de la Haute-Ville rêvaient de jeter bas. Là, planté comme un chancre sur les rebords de ce délicieux plateau aux pentes alanguies des territoires Sainte-Anne, Saint-Jean et Saint-Cyrille, il poursuivait une vengeance hargneuse. Sa cour était représentée par une excavation encombrée de détritus et d'ustensiles, une charrette, une cognée sur un billot, un chaudron sur trois pierres et, à l'extrémité, se dressait un bel arbre, un chêne rouge imposant, ses branches noueuses déployées en candélabre, au tronc duquel était enchaîné un chien maigre. Ville d'Avray présenta les choses de cette façon, c'est-à-dire la plus sinistre.
C'était la seule ombre à un tableau qui eût pu être idyllique, la seule disgrâce d'un site qu'il avait choisi parmi les plus beaux de Québec, sinon du monde, c'était l'inconvénient d'habiter une ville, on n'y est pas son maître. On dépend des VOISINS !...
Angélique dit que jusqu'alors ce voisinage ne l'avait pas trop importunée, excepté en deux ou trois occasions l'irruption bruyante des enfants qui attelaient, à un caisson de bois qui servait de chariot, leur chien misérable et le lançait à dévaler la rue dans un fracas d'enfer. Honorine indignée hurlait de colère.