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– De vrais coyotes, je vous l'avais dit, soupira Ville d'Avray. Cela ne fait que commencer.

– Vous auriez pu avoir pour voisine Madame de Maudribourg ! Avez-vous remarqué, au Grand Conseil, de quelle sorte étaient les « amis » de la duchesse de Maudribourg qui l'attendaient à Québec ?... Ce comte de Varange dont ils ont parlé et qui est venu roder du côté de Tadoussac.

Le marquis de Ville d'Avray baissa la voix et jeta un regard méfiant autour de lui comme si sa minuscule maison canadienne eût pu receler des recoins pour espions.

– C'est un membre très influent de la Compagnie du Saint-Sacrement, mais on n'en conte pas moins qu'il a été envoyé au Canada à la suite d'une affaire de mœurs.

Ville d'Avray affectait toujours un air compassé pour parler des scandales, comme s'il n'avait pas eu quelques petites choses du même genre à se reprocher. C'était un réflexe d'éducation. Et aussi la conséquence de sa nature simple et joyeuse. Quoi qu'il fît il avait la conscience pure en tout. Mais l'habitude du monde le poussait à adopter la mimique consacrée, paupières baissées et sourire entendu, pour transmettre les informations croustillantes ou scabreuses.

– On m'a raconté que ce dévot ranci était le tuteur d'un jeune garçon, héritier d'une immense fortune. On dit qu'il abusa de lui, se fit signer la remise de toutes les possessions dé l'innocent, l'étrangla, jeta le corps dans un puits... À Paris, il a été l'amant de la duchesse. Vous imaginez ce déchet fripé avec cette beauté fine comme une statuette de Tanagra ? Elle aimait les vieillards concupiscents, notre Démone !

Ils regagnèrent la grande salle et s'assirent sur le canapé.

Au-dehors le froid aigre et bleu arrivait en tapinois et s'installerait dès que le soleil aurait achevé de descendre dans un ciel de nacre, parmi un cortège de nuages martelés de cuivre et d'or. Ville d'Avray lança une grande bourrée de genêts dans le feu qui crépita.

– Ah comme c'est bon ! s'exclama Angélique en se laissant aller sur le canapé. Je ne me rassasie pas de ces flambées. Il faisait froid sur les navires.

Le marquis poussa vers elle la petite armoire à liqueurs.

Ils étaient seuls dans la maison.

– Au fait, vous ne m'avez jamais raconté ce qui vous a entraîné à venir vivre en Nouvelle-France ? s'enquit-elle. Vous, un homme de Cour, s'il en fut. Entouré d'amis influents et connaissant tous les grands de ce monde... J'y réfléchis... Cela ne vous va guère. Même si vous m'affirmez le contraire, je continuerai à penser que votre charge de gouverneur de l'Acadie ne fut que prétexte. Compensation, à la rigueur, et même consolation. Mais il y a autre chose. Qu'avez-vous donc fait ?

– Comme tout le monde, avoua Ville d'Avray, J'AI DÉPLU. Et quand c'est à Sa Très Chrétienne Majesté le Roi de France que l'on se permet de déplaire, apprenez, belle ignorante, qui n'avez jamais vécu à la Cour, que cela peut mener loin... très loin... jusqu'au Canada par exemple.

Il rapprocha le cabinet de liqueurs du canapé, servit à Angélique un petit verre de malaga dans un cristal taillé de Bohême, et s'assit près d'elle, fort près.

Il lui raconta qu'il avait été longtemps le pourvoyeur de Monsieur, frère du Roi, pour les objets d'art, en son palais de Saint-Cloud.

– J'avais choisi des porcelaines de Chine pour Monsieur, afin d'orner sa résidence. Il faut connaître Monsieur, il aime le faste au moins autant que son royal frère.

Ville d'Avray soupira, huma son verre de rossoli et passa un bras autour de la taille d'Angélique.

– Le Roi n'a jamais refusé à son frère les moyens de mener un train étourdissant, continuait ce dernier. Mais c'est là une générosité qui cachait des traquenards. Entraîné à des dépenses considérables, Monsieur est devenu de plus en plus dépendant du Roi. De surcroît, et de cela j'ai averti à plusieurs reprises Son Altesse, le Roi était anxieux que la Cour de Monsieur ne dépassât pas la sienne en goût et en élégance et qu'on ne s'y amusât pas plus qu'à Versailles. La découverte que je fis de porcelaines de Chine rarissimes, rapportées d'Orient par un marchand vénitien, fit déborder la jalousie du Roi. Il me fit venir à Versailles, me félicita de mes habiletés, me fit don d'une terre et d'une abbaye, ce qui m'enchanta car les revenus en sont fort beaux, puis m'octroya la charge de gouverneur d'Acadie en Nouvelle-France avec mission de m'y rendre sans tarder. Je ne savais même pas où c'était. Mais je m'inclinai fort bas. J'avais compris. Tel est notre souverain, ma chère.

Elle avait avalé son verre de malaga sans y prendre garde. Ces évocations des cours princières lui tournaient dans la tête. La lumière vibrante de l'été de Saint-Cloud, aux jardins anglais désordonnés et ravissants, lui revint et parut entrer dans la pièce avec le dernier éclat de ce soleil bas du Grand Nord, s'abîmant derrière un horizon désert, et traversant comme un pieu d'or les vitres de la fenêtre derrière elle. Tout à coup elle poussa un cri se croyant la proie d'un vertige, ou victime d'un tremblement de terre. Elle basculait en arrière et se retrouvait les pieds battant l'air, avec au-dessus d'elle, l'enlaçant, Ville d'Avray qui riait comme un fou.

– C'est le secret de mon canapé, s'écria-t-il enchanté de sa plaisanterie. Je vous avais dit que je vous en montrerais les petites astuces. Au moment choisi, on manœuvre un levier dissimulé dans les accoudoirs et le dossier se rabat pour former une couche des plus opportunes.

Angélique était dans une situation difficile pour se défendre efficacement. Si elle voulait se redresser, il lui fallait s'agripper au cou du marquis, ce qui la livrait encore plus à ses privautés.

– Ne vous fâchez pas, dit-il, et je vous livrerai le nom de ce gentilhomme qui vous adresse de grands saluts et raconte, quand il est ivre, qu'il vous connaît et que vous avez eu des bontés pour lui.

Du coup Angélique cessa de se débattre, tenaillée par la curiosité.

– Qui est-ce donc ?

Ville d'Avray, du coin de l'œil, regardait Angélique renversée parmi ses cheveux en nappe sur fond de tapisseries mythologiques, avec la satisfaction d'un chat qui vient de capturer une souris.

– Vous ne vous fâcherez pas contre moi ?

– Non, mais dites.

– C'est un gentilhomme de l'entourage du Roi.

– Je m'en doute... Mais encore ?

– Il est ici sous un faux nom... Il veut faire croire qu'il est ici pour une mission qui nécessite son incognito, mais je gagerais que provisoirement compromis par quelque fredaine il s'est donné une raison pour se tenir loin des intrigues et ne pas être mêlé à leur dénouement. Cependant je l'ai reconnu.

– Qui est-ce ?

Ville d'Avray prit prétexte de l'énormité de la confidence pour se rapprocher plus près de son oreille et lui souffler entre deux petits baisers :

– C'est le frère de la favorite.

– Quelle favorite ?

– Mais il n'y en a qu'une, sursauta le marquis, agacé. Malgré les caprices du Roi, c'est toujours la même, notre ennemie à tous, celle qui a envoyé Lauzun en prison et m'a jeté sur les chemins du Canada. Elle, Athénaïs, la marquise de Montespan...

Un volet d'images défila à toute allure dans la tête d'Angélique, comme feuilleté par une main fébrile.

– Le frère d'Athénaïs... le duc de Vivonne...

Les visions se précisèrent, éventail ouvert et refermé avec un air de plaisanterie galante, claquant rapidement, laissant entrevoir des alcôves, une mer bleue, l'abri d'un tabernacle de soie rouge à l'avant d'une galère et sur des coussins de soie les ébats sans équivoque d'un couple étroitement enlacé. Ce n'était pas Versailles. C'était Marseille ! La Méditerranée ! Et le séduisant amiral des galères du Roi, frère de la favorite, la tenant dans ses bras.

« Seigneur ! Mais... j'ai couché avec lui », pensa-t-elle.