Elle s'aperçut que Ville d'Avray, profitant de sa distraction, s'était emparé de ses lèvres et les pressait avec art. C'est vrai qu'il embrassait bien, ce sybarite !
– Cess... cessez, intima-t-elle en se débattant, cette fois avec énergie, je vous interdis.
– Mais vous m'avez paru soudain si accessible, si consentante...
– Ce n'est pas cela..., protesta Angélique en essayant de s'extraire du canapé-piège. Vous m'avez tellement stupéfaite avec vos révélations sur ce « Monsieur de La Ferté », que je pensais à autre chose.
– Que les femmes sont donc décevantes ! se plaignit le marquis. Et vous êtes la plus décevante de toutes, Angélique ! Je ne m'attendais pas à cela de vous.
– Je ne vous avais rien promis.
– N'êtes-vous pas venue à Québec pour...
– Pour... manger des pommes au caramel, avec vous, devant l'âtre... rien de plus.
– Je vous encombre ?
– Quelquefois, admit-elle.
Elle se redressa et s'assit, lissa le col de sa robe, et s'efforça de redonner un pli sage à sa chevelure. Le duc de Vivonne... Elle était surtout contrariée de se retrouver si proche de quelqu'un qui savait beaucoup de choses sur son passé et sur sa situation à la Cour. Au fur et à mesure que les images défilaient, elle en voyait les répercussions. C'était lui sans doute qui avait jeté ces paroles, le jour de l'arrivée, au moment où Joffrey de Peyrac débouchait sur la place avec son étendard et ses bannières... « En Méditerranée, son écu d'argent était sur fond de gueules »...
« Quelle malchance ! Quelle catastrophe ! » se disait-elle atterrée... « Il nous a reconnus... Il peut nous nuire... » Puis elle réfléchit qu'il se cachait sous un faux nom et ne tenait peut-être pas à ce qu'on le sût en Canada. Mais il l'avait saluée d'une façon appuyée et cela lui fut désagréable.
– Vous me faites de la peine, gémissait Ville d'Avray.
– Ah ! Ne perdez pas la tête, vous aussi, dit-elle avec impatience.
Puis, le voyant fort marri et songeant qu'il lui avait donné la possibilité de vivre dans un endroit si agréable, elle déposa sur sa joue un baiser fraternel.
– ... Ne boudez pas, mon cher, vous savez que je vous aime, que vous êtes mon préféré. Mais ne faites plus le fou. L'hiver commence à peine. Si vous brûlez les étapes nous n'en atteindrons pas le bout. Enfin, marquis, un peu de bon sens !
Ville d'Avray protesta que, tout en l'adorant, il n'avait voulu lui causer aucun désagrément, qu'il n'était là que pour lui rendre la vie légère ce qui était l'unique but de ces petits baisers coquins et nécessaires pour guérir la maladie de « sérieux » qu'elle avait contractée à ne point le connaître assez tôt, lui, Ville d'Avray « mis sur la Terre pour le bonheur de son entourage » ; et que, de toute façon, elle pouvait s'abandonner à la quiétude de Québec, il ne lui arriverait que des joies de son fait, car la vie était belle et ne méritait pas qu'on la gaspille en tragédies. Tous ces marivaudages ne tiraient pas à conséquence, n'est-ce pas ? Elle l'admit. Ils rirent, s'embrassèrent en cousins et se promirent fidélité, aide et assistance comme au bon vieux temps sulfureux de la Démone.
Angélique reconnaissait volontiers que, sans Ville d'Avray, Québec pouvait l'effrayer avec ses mondes cachés et différents. Mais il savait tout et il lui était acquis.
On reprit pied en Canada avec l'irruption de voix et des rires d'enfants qui leur parvinrent. Honorine et Chérubin, leur escorte, traversaient la cour et regagnaient le logis. Angélique pria Ville d'Avray de redonner à ce canapé un aspect honnête.
– Montrez-moi donc comment fonctionne votre système diabolique ?
Mais il refusa de lui dévoiler les secrets de la mécanique qu'il avait mise au point.
– Pour que vous vous en serviez avec un autre que moi ! Jamais !
Chapitre 30
Je l'éviterai, se promit Angélique. Elle pensait au duc de Vivonne, le frère d'Athénaïs de Montespan, que la malchance avait amené à Québec alors qu'elle s'y trouvait.
Mais les derniers jours de cette première semaine amenèrent tant d'occupations et d'événements qu'elle dut remettre à plus tard de réfléchir à ce désagrément.
On aurait pu croire qu'elle avait toujours vécu à Québec tant elle s'y trouvait entraînée naturellement dans une forme de vie à laquelle elle avait toujours, au moins en rêve, donné ses préférences. Ainsi, rien de plus agréable que de commencer la journée en se rendant à la messe de bon matin, ce qui était à la fois l'occasion de voir se lever le soleil, du seuil de sa porte, puis de saluer les gens de son escorte ou les premiers badauds de la rue.
Dans son escorte habituelle, on trouvait toujours Piksarett, Adhémar, qu'elle avait sauvé du « cheval de bois », en allant demander son aide à M. de Castel-Morgeat et le pauvre soldat avait été réintégré dans l'armée à titre de sentinelle, délégué pour assurer la protection de Mme de Peyrac et monter la garde devant sa maison... ou à l'intérieur, quand il faisait froid.
Mlle d'Hourredanne, sa voisine d'en face, refusait encore de la voir. Lorsqu'elle avait été soulever le heurtoir de la porte, la servante anglaise, après l'avoir entrebâillée, la lui avait claquée au nez.
En revanche, les Indiens du petit campement venaient faire cercle autour d'elle dès qu'elle sortait et l'accompagnaient avec leurs chiens jusqu'à l'église. Elle avait aussi déjà ses pauvres et, parmi eux, un vieux bonhomme nommé Loubette qui habitait au bas de sa rue et que Ville d'Avray lui avait recommandé.
– Figurez-vous que le jour de votre arrivée, tout le monde l'avait oublié. Comme il est seul et impotent, sans moi, il serait mort. Mais, ayant eu l'idée de le visiter au matin, je l'ai secouru. C'est un vieil ours, fort irascible, mais intéressant. Il a un très beau calumet indien et un buffet de chêne admirable.
Mme de Mercouville lui proposait pour les gros travaux du ménage son esclave indien, de race panis, les seuls Indiens qui étaient considérés comme esclaves par leurs congénères. Puis elle se ravisa subitement.
– Non ! Depuis qu'il a été marqué à la fleur de lys, je ne peux plus en faire façon. Je craindrais qu'il ne vous déçoive...
Elle expliqua que cet excellent garçon ne lui avait donné que des satisfactions, qu'un « voyageur » l'avait ramené des Mers Douces et qu'elle l'avait acheté quinze livres tournois et fait baptiser.
Mais pour avoir volé une hache au cours d'un incendie – crime sévèrement puni – il avait été « flétri » sur la joue, au fer rouge, selon la loi française. Et ne voilà-t-il pas qu'il s'avisait d'en être glorieux, disant qu'il appartenait désormais au Roi de France et qu'il n'accepterait plus d'ordres de personne que du monarque lui-même, son maître.
– Ces Indiens ont des raisonnements qui nous dépassent ! Vous apprendrez à les connaître, ma chère.
Beaucoup de personnes parlaient à Angélique comme si elle venait de débarquer, venant de France.
Elle engagea une jeune femme canadienne pour venir aider Yolande dans la journée. Yolande ne rechignait pas à l'ouvrage mais, avec les enfants, il y avait à faire.
La jeune femme avait vingt-trois ans. Elle s'appelait Suzanne Legagne. Elle était grande, robuste et délurée, fille du pays, sûre d'elle. Elle s'était mariée à quatorze ans avec un soldat du régiment de Carignan. Sa mère, la campagne militaire achevée, était restée au Canada et avait reçu une concession. Elle avait déjà quatre enfants, des garçons, et elle habitait un peu hors de la ville, au flanc de la côte Sainte-Geneviève, dominant le couvent des récollets. Elle expliqua que, cette année, son mari, parti aux bois, vers les Grands Lacs, avait été blessé, et se trouvait obligé d'hiverner à Fort Frontenac, près du lac Ontario. Il lui avait fait dire que ce n'était pas grave mais, n'ayant pu amener ses peaux à Québec, il n'avait pas touché ses dividendes. Aussi, son épouse envisageait-elle avec plaisir de gagner quelques écus.