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« J'ai appris à haïr la mer parce que vous l'aimiez... et aussi les oiseaux qui passaient... parce que vous les trouviez, beaux... »

Les paroles haineuses et folles d'Ambroisine-la-Démone l'ébranlèrent d'une crainte furtive comme pour lui rappeler qu'il y avait, on ne sait où, contre elle des ennemis qui ne désarmaient pas1.

Même morte, cette femme, envoyée pour la détruire, pouvait-elle encore la poursuivre et lui porter malheur ?

M. de Ville d'Avray descendait à son tour l'escalier mobile et réclama une place sur l'un des bancs de nage. Il s'assit en relevant les pans de sa redingote brodée, galonnée, soutachée, un vrai chef-d'œuvre.

Les rameurs saisirent leurs lourdes pales. À l'instar de tout l'équipage ils étaient vêtus de blanc, de bleu et d'or, un pistolet passé à la ceinture. Dans une barque voisine qui devait les suivre, six matelots armés de mousquets complétaient l'équipage.

Angélique, à l'avant, regardait vers Québec. Elle était maintenant impatiente d'entamer l'action, de partir à la conquête de nouvelles amitiés, de mesurer son pouvoir de séduction sur des êtres prévenus contre elle. Ce fut ainsi qu'elle fut la première à voir s'épanouir au sommet du Roc, derrière la palissade d'un fortin, une grosse fleur de fumée blanche.

– Alerte ! cria-t-elle.

Puis leur parvint la détonation sourde. Et, simultanément, tout proche, inconcevable, ronflant, terrifiant, ce vent du boulet. Il y eut un bruit de bois fracassé, une énorme secousse. Une grande colonne d'eau, surgie comme par miracle à l'avant du Gouldsboro, grimpa à une hauteur prodigieuse et retomba en gerbe avec un crépitement d'averse. Arraché par le choc, à la coupée, au moment où il s'apprêtait à descendre, le jeune Anne-François passa par-dessus leurs têtes et alla faire le plongeon un peu plus loin dans le Saint-Laurent serrant toujours sur son cœur le nécessaire à parures en écaille serti d'or.

Chapitre 6

Le beaupré avait été emporté. Peu s'en fallait que ce boulet, tiré des hauteurs de Québec, n'eût atteint le Gouldshoro dans ses œuvres vives, écrasant au passage la barque et ses occupants.

Le Gouldshoro manœuvrait avec une rapidité exemplaire pour se mettre hors de la ligne de tir.

La chaloupe avait été soulevée par une énorme vague. Les rameurs faisaient des prodiges pour s'éloigner du bâtiment et ne pas être projetés contre la coque.

Dans un bruit de chaînes et de claquements, les volets de bois des sabords du Gouldsboro se relevaient, découvrant la gueule noire des canons.

« Ça y est, c'est la guerre ! pensa Angélique hors d'elle de rage et de déception. Oh ! C'est trop bête. »

Elle avait été projetée en arrière, puis en avant et, maintenant, à demi assise, se cramponnait comme elle pouvait.

Par contre, Ville d'Avray, dressé, s'égosillait à l'adresse de M. d'Urville, commandant le feu de la dunette du Gouldsboro.

– Ne tirez pas par là ! Vous allez démolir ma maison. Tirez plutôt sur la gauche, sur celle de Monsieur de Castel-Morgeat, le gouverneur militaire, ce traître, ce ruffian. Voyez, là ! Là ! Là ! Celle qui est à l'angle, au-dessus de la chapelle du Séminaire. La maison avec le toit d'ardoise. Tirez ! Abattez-la !

Dominant le tumulte des cris et des ordres, la voix du comte d'Urville s'éleva :

– Feu !

Une salve étourdissante fit retentir les falaises et l'air s'emplit de fumée acre, tandis que les embarcations à l'entour du navire semblaient prises de folie. Le Gouldsboro manœuvrait voiles déployées. Les autres navires de la flotte se rapprochaient pour se ranger à ses côtés. Un brouillard jaunâtre rempli d'échos grondants et d'appels avait remplacé le calme du beau matin et, par là-dessus, les oies sauvages trouvèrent le moyen de repasser en sens inverse, affolées, en lançant des cris de sorcières.

Inquiète pour le jeune Anne-François de Castel-Morgeat, Angélique le cherchait à la surface des eaux. Savait-il nager ? Elle l'aperçut qui se débattait et elle appela pour que l'on portât secours. Il savait nager, mais ses gros vêtements de peaux de chamois le gênaient. Enfin un canoë indien où se trouvaient deux sauvages le repéra. Il se cramponna à leur pagaie. Une barque de pêcheur ensuite le prit à son bord.

On attendait d'autres coups, d'autres salves mais les échos roulaient encore en décroissant et rien ne suivait. Cela avait été comme une brève et folle convulsion. Lentement, la fumée se dissipa, le soleil reparut, la rade se révéla à nouveau vaste et miroitante, avec la ville plus que jamais agitée et en effervescence.

Alors ils s'aperçurent que leur chaloupe avait dérivé et que les remous l'avaient entraînée loin de la barque d'escorte où se trouvaient les matelots armés. Un fort courant les avait saisis qui les rapprochait irrésistiblement des quais de la Basse-Ville un peu en amont de la Place Royale où attendaient les officiels.

Tout à coup, ils découvrirent à quelques toises des personnes rangées le long de la rive qui les regardaient approcher bouche bée. On put entendre quelqu'un crier :

– La v'là...

Les rameurs s'efforçaient en vain de faire demi-tour. La marée, encore sensible sous Québec, venait de se renverser et le courant puissant les entraînait.

– Tant pis, abordons, décida Angélique.

– Mais c'est le quartier des entrepôts et des halles, dit Ville d'Avray.

– C'est Québec ! Et je suis venue pour y aborder.

Elle se dressa à l'avant dans sa robe royale. Le soleil faisait miroiter ses bijoux.

La chaloupe s'avançait très vite vers la grève. Angélique pouvait distinguer les visages. L'expression qui les marquait le plus était l'ébahissement. Angélique comprit que ces petites gens des bas quartiers qui n'espéraient pas avoir, aujourd'hui, beaucoup plus que des miettes du spectacle officiel, ne pouvaient réaliser qu'ils se trouvaient, subitement, aux premières loges.

De plus, pour avoir été ainsi refoulés dans ce coin écarté de la Basse-Ville, il devait y avoir parmi eux des éléments hostiles, désapprouvant la politique du gouvernement et prêts à conspuer les « étrangers » qu'on leur avait annoncés comme suppôts de Satan et alliés de leurs pires ennemis, les Anglais.

C'est pourquoi Ville d'Avray était furieux. Non seulement un abordage dans ce point négligé de la rive manquait par trop de décorum mais on allait être obligé de prendre pied parmi la canaille. Tout était manqué du beau spectacle où il devait jouer un rôle en vue et qu'il s'était promis...

– La plèbe ! La plèbe ! grommelait-il. Nous voilà bien !

Mais Angélique, ravie de voir se rapprocher a vive allure la grève de Québec, contemplait avec plaisir la foule compacte, qui, les prunelles écarquillées, regardait venir à elle cette barque où se tenait debout une apparition digne des grandeurs de Versailles.

En vain, Vauvenart, à l'avant, beuglait-il :

– Attrapez le filin ! tas d'empotés ! Attrapez le filin !

Personne ne bougeait.

Enfin, quelqu'un saisit le cordage que lançait l'Acadien et l'amarra.

Il y eut un léger choc contre les pilotis d'un petit môle un peu pourri et enfoncé dans la vase.

Ville d'Avray y sauta lestement, retrouvant son enthousiasme dès que la pointe de son soulier de satin toucha le bois humide du débarcadère de sa ville préférée.