Recevant le maître d'hôtel Tissot, elle l'interrogea à brûle-pourpoint.
– Vous qui avez servi à la Cour, avez-vous reconnu la personne qui se cache sous le nom de duc de La Ferté et que l'on trouve en ville ?
Il lui lança un bref regard de côté et inclina la tête affirmativement.
– N'est-ce pas incompréhensible ? dit-elle déçue. Lui ! Quels motifs peuvent pousser un homme si haut placé et dans une position sûre grâce au rang de sa sœur à se dissimuler, en quelque sorte fuir...
– Les motifs qui entraînent un grand seigneur de la Cour à vouloir se faire oublier quelque temps ne manquent pas. La justice n'est plus aussi indulgente qu'autrefois pour certains crimes. Et elle a reçu les droits et les facilités de pouvoir remonter à toutes les sources.
Il baissa la voix.
– ... Sa Majesté a été fort malade l'an dernier, au point que l'on a pu craindre qu'Elle n'en réchappe pas. Les médecins, en dépit de leur ignorance, ont fini par parler d'empoisonnement. Aux cuisines, on est venu nous poser beaucoup de questions. Pour nous, officiers de Bouche, c'était l'évidence même. Madame de Montespan a un peu trop forcé sur les poudres destinées à ranimer les ardeurs du Roi pour elle. Pour peu que ce duc... de La Ferté l'ait aidée, et qu'il ait vu les enquêteurs se rapprocher de sa personne et commencer d'interroger ses domestiques et les gens de sa maison... Mieux valait qu'il se soustraie à leur curiosité malsaine, au moins dans l'immédiat. Si le Roi était mort, il y aurait eu crime de lèse-majesté.
– Et c'est aussi par la faute de cette histoire que vous avez vous-même décidé de quitter le royaume.
– Un officier de la Bouche du Roi sait forcément, de par sa charge, trop de choses. Il est donc le premier menacé par les uns et par les autres, les uns ayant intérêt à ce qu'il se taise, les autres à ce qu'il parle.
– Craignez-vous qu'« il » ne vous ait reconnu ici à Québec ? Qu'il ne s'en effraye et ne cherche à vous supprimer ? Votre engagement près de nous aura été pour vous un mauvais hasard.
– Pas plus que pour vous, Madame, qui ne vous attendiez pas à « le » rencontrer ici : il n'y a pas à s'étonner de ces hasards. C'est le contraire qui serait surprenant. Quoi qu'on en dise, la Terre est étroite. Ce sont toujours les mêmes sortes de gens que l'on rencontre aux mêmes endroits. Je suis au service de Monsieur de Peyrac et chercherai autant que possible à me cantonner au château de Montigny qui est une demeure à l'écart. Avec un peu d'habileté, je peux, en ce qui me concerne, n'avoir jamais l'occasion de me trouver en sa présence.
– J'en accepte l'augure et vous y encourage. Mais le jeu va être serré. Nous sommes enfermés dans une petite ville sans issue, où l'on sait vite tout de chacun et d'où l'on ne peut s'échapper.
– Croyez-vous, Madame, que celui que l'on joue à Versailles n'est pas moins serré, ni dangereux ? Il ne faut pas trop penser et ne le faire qu'à bon escient. Ne réserver cet exercice qu'à l'heure dangereuse qui le mérite. Hors cela, avec un peu d'inconscience et beaucoup de philosophie, on passe à travers tout. Je gage que Madame la comtesse sait cela aussi bien que moi...
Chapitre 33
Les oies sauvages s'en allaient. C'était le signe que l'hiver allait s'abattre sans rémission.
Tant qu'elles étaient là, en troupeaux de plus de deux cent mille volatiles, à pâturer au pied du Cap Tourmente, la clémence de l'arrière-saison était assurée et cette année, elle s'était prolongée plus encore.
Près de deux mois, venant de l'Arctique, où elles avaient niché l'été, les grandes oies blanches avaient hanté les « battures » marécageuses qui s'étendaient à l'extrémité de la côte de Beaupré où elles trouvaient, et là seulement, un rhizome particulier, nécessaire à leur survie. Tout l'automne, elles avaient fait retentir les falaises de leurs jacassements animés
Maintenant, et alors que l'on s'imaginait que le beau temps durerait toujours, soudain, elles partaient.
Le nez levé, on les regardait passer au-dessus de la ville, le cou tendu, les ailes battant largement et leurs appels traduisaient une allégresse courageuse, un amour fervent du voyage qui les conduirait d'une traite, sans une halte jusqu'aux Carolines, dans le Sud.
On sentait qu'elles abandonnaient les hommes aux intempéries, le fleuve aux glaces, les terres aux neiges infécondes. Certains en concevaient de la mélancolie. Ils disaient tristement :
– Elles partent ! Elles partent !
Mais quand elle reviendraient, tous s'écrieraient joyeusement :
– Elles arrivent !
Car elles annonçaient le printemps.
*****
Voulant parler d'Élie Kempton et poussée par un peu de curiosité, Angélique avait passé sur la répulsion que lui inspirait la demeure préparée pour Ambroisine et elle s'était rendue au manoir, derrière la colline. Elle avait trouvé son mari dans la cour d'entrée que délimitaient les communs où l'on réunissait chevaux traîneaux et charrettes, où une partie des hommes de la flotte logeaient.
Angélique jeta un regard sur la façade garnie de huit fenêtres au second étage, ce qui, avec les pièces du rez-de-chaussée et celles des combles, annonçait une demeure assez vaste. Joffrey de Peyrac y avait ce qu'il appelait sa chambre de commandement. Dans les salons du bas il avait installé son quartier général pour y décider des ordres du jour, des tâches à répartir entre différentes escouades. Dégréer cinq navires pour les mettre en état de supporter l'hivernage demandait soin et diligence.
Une partie du mobilier du Gouldsboro avait été transportée dans ce manoir, ainsi que des pièces de canon, des armes. Il y régnait, et cela était normal, une activité qui tenait plus de la caserne et du bivouac que de la maison de maître.
– Non, dit Joffrey qui avait suivi le regard d'Angélique, l'ombre d'Ambroisine ne vient pas me hanter en ces murs...
– Que faites-vous tout le jour ? s'informa-t-elle s'avisant qu'elle n'avait guère songé aux tâches qui lui incombaient.
– Comme vous, ma chère, je visite mes amis.
– Votre « allié secret » ?
– Pourquoi pas ?
Elle le regarda, perplexe. Et simultanément une idée l'effleura, qu'elle ne put préciser et qui faillit la mettre sur la piste du mystérieux espion de Joffrey. Elle éprouva la certitude qu'à un moment ou à un autre dans le tourbillon des personnes qu'ils avaient rencontrées elle l'avait vu et reconnu. Mais son intuition avait été trop furtive. Et Joffrey se taisait encore.
– Vous vous méfiez de moi, dit-elle.
Il secoua la tête en riant.
– Un jour viendra. Ne soyez pas jalouse.
Il lui prit le bras et il l'entraîna par les bois légers de bouleaux dépouillés de leurs feuilles qui, mêlés de quelques sapins noirs, mettaient au cœur de la ville haute des îlots de forêts. Ces boqueteaux séparaient différents quartiers qui, au début, avaient été des concessions isolées et maintenant représentaient les abords immédiats de la ville. Québec n'était pas enfermée dans des remparts et aucune frontière ne marquait la limite entre la concentration urbaine et la nature sauvage et encore mal défrichée.
L'on traversait donc ces bois et ces clairières comme on l'aurait fait d'un parc. Les chemins et sentiers, tracés par le passage des citadins, donnaient le soir quelques chances aux amoureux de s'égarer pour un baiser loin des regards intolérants.
Tout en marchant, Joffrey essayait de la réconforter à propos de ces incidents mesquins qui paraissaient la détourner d'un but important alors qu'elle s'apercevait peu à peu que tout comptait.
Il lui disait qu'elle avait oublié sans doute combien les activités dans une ville sont multiples et diversifiées.
– Mais, en fait, je n'ai jamais vraiment vécu dans une ville, fit remarquer Angélique. J'ai toujours été une errante. C'est la première fois de notre vie, Joffrey, que nous vivons ensemble dans une cité.