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Ce jour-là vit aussi M. Topin, accompagné d'une troupe importante d'employés du port et de bateliers, gagner la forêt et en revenir chargé, ainsi que ses compagnons, de brassées de baliveaux et de branches garnies de feuillage persistant.

Pilote du Saint-Laurent, il ne s'estimait pas déchargé par les glaces de ses responsabilités vis-à-vis de « son » fleuve. C'était à lui d'en baliser les pistes qu'allaient prendre les traîneaux, sillonnant la blanche plaine tout au long de l'hiver. Il fallait repérer dans le chaos des glaces parfois saisies en blocs, en vagues tourmentées, les passages les plus aisés pour y tracer la route entre deux rangées de perches plantées à l'intervalle d'une toise.

Chapitre 34

Angélique était appuyée aux courtines de soie de l'alcôve. Relevés par un cordon tressé à glands, les rideaux étaient doublés de satin.

Devant elle, dans le fond du lit, appuyée à des oreillers de dentelle, il y avait une petite créature frêle qui la regardait par-dessus de grosses lunettes rondes cerclées d'acier.

– Ainsi c'est donc vous ! fit-elle.

– C'est moi, répondit Angélique. Votre voisine à Québec, puisque j'ai l'heur d'habiter chez Monsieur de Ville d'Avray, presque en face de chez vous. Il me tardait de pouvoir vous rencontrer, chère Cleo d'Hourredanne.

– Moi pas.

La petite dame ôta ses lunettes, ce qui la fit paraître encore plus fragile.

Angélique sourit. Ville d'Avray l'avait avertie que Cleo d'Hourredanne n'était pas facile.

Mlle d'Hourredanne plissait des paupières, prenant tout son temps pour examiner la jeune femme qui se tenait devant elle à quelques pas au pied de son lit et qu'elle avait tant observée de sa fenêtre. Enfin, elle la voyait.

– Vous êtes moins belle que je ne l'avais pensé en vous apercevant de loin, dit-elle.

– C'est une chose commune que l'éloignement crée l'illusion. Je suis navrée de vous décevoir. Pour ma part, je suis heureuse de vous trouver si semblable aux descriptions que m'ont faites de vous, avec chaleur, vos amis.

– Quel amis ? Peuh ! Si vous vous fiez aux propos de votre soupirant.

– Mon soupirant ? Lequel ?

Mlle d'Hourredanne se mit à rire.

– En effet, vous avez le choix ! Mais j'aime votre franchise. Vous ne manquez pas d'audace, ni de repartie.

Son nez un peu retroussé, ses sourcils écartés en accent circonflexe lui donnaient, par instants, un air de jeune fille naïve et désarmée. Sa peau était étonnamment blanche et diaphane. Elle avait le front lisse sur lequel retombait une pointe de dentelle coquettement posée sur sa chevelure blanche. Seules ses mains, longues et déliées, mais plus ridées que son visage, trahissaient son âge.

Angélique avait entendu dire qu'elle avait été mariée. Mais on continuait à lui donner spontanément du Mademoiselle. Peut-être à cause de son air de jeunesse. Il était aussi fréquent d'en user ainsi vis-à-vis de veuves ou de femmes sans enfants de la petite-bourgeoisie.

L'alitée jeta ses lunettes au loin, sur l'édredon.

– Je n'ai pas besoin de bésicles pour vous voir. Je vous vois très bien, même si vous vous tenez à distance. Je ne les mets que pour écrire. J'écris énormément.

– Je sais.

Le lit était encombré de papiers, de manuscrits serrés par une sangle, à la façon des dossiers de notaires, de livres ouverts, retournés comme pour marquer la page où s'était arrêtée la lecture ou l'endroit d'une citation à méditer.

Une écritoire aux pieds courts disposée comme un secrétaire, avec la cavité pour l'encrier et la tablette inclinée qu'on pouvait soulever, était placée devant elle, sur ses genoux.

Enfin, parmi les papiers et dossiers, une cassette à demi ouverte laissait échapper des liasses de lettres maintenues par des rubans de différentes couleurs.

Honorine avait accompagné sa mère et, blottie dans les jupes d'Angélique avec des airs timides, elle ne quittait pas des yeux Mlle d'Hourredanne.

Elle trouvait que cette jolie femme de soixante ans avait l'air d'un oiseau dans son nid. Un nid de papiers, composé habilement et de matériaux divers comme tous les nids d'oiseaux. Elle se demandait pourquoi cette dame préférait se couvrir de papiers plutôt que d'une bonne couverture de Catalogne comme Eloi Macollet en avait posé sur son lit cette nuit par le grand froid. Est-ce que tous ces papiers lui tenaient chaud ?

C'était une circonstance exceptionnelle et, somme toute, heureuse, qui avait fini par amener Angélique et Honorine dans cette chambre tendue de tapisseries, garnie de beaux meubles et de tableaux où s'écoulait la vie de l'invisible épistolière de Québec.

Au fond de la pièce, par la porte-fenêtre entrouverte qui laissait entrer comme une présence sournoise une dense bouffée de froid, on apercevait un coin du jardin aux carrés de buis enneigés et la perspective du verger de pommiers, parmi lesquels on voyait s'agiter et courir en tous sens des personnes diverses, les bras levés.

Le glouton apprivoisé de Cantor était de retour et s'était faufilé dans le jardin de leur voisine où on le poursuivait.

La servante anglaise qui, dans sa cuisine, plumait sans hâte un chapon, avait cru apercevoir quelque chose entre les arbres. Elle ouvrit la porte sur le jardin. La chienne en profita pour s'élancer en aboyant follement.

Ce que voyant, Angélique qui, de la maison, avait suivi le remue-ménage, prit la main d'Honorine et décida que le moment était venu d'aller soulever le heurtoir de la porte de Mlle d'Hourredanne pour, à la fois, présenter des excuses, donner des explications et se faire connaître d'elle. L'Anglaise ne sachant plus où donner de la tête était venue lui ouvrir.

– Comment vous portez-vous ? demanda Angélique. Monsieur de Ville d'Avray m'a dit que vous souffriez de douleurs, de rhumatismes.

Mlle d'Hourredanne ne faisait pas montre de beaucoup d'aménité, mais c'était peut-être une attitude de défense chez une femme âgée, jalouse de ses amitiés, et que la maladie retenait à l'écart de la vie mondaine.

– Monsieur de Ville d'Avray ne sait rien de moi, ni de mes douleurs. Il est bien trop préoccupé de ses affaires. Et je l'ai peu vu depuis votre arrivée. Vous avez provoqué beaucoup d'événements, Madame …

Angélique lui expliqua les raisons de leur intrusion.

– Un glouton ! dit Mlle d'Hourredanne. Un Kar-ka-fou !... Déjà votre chat rend ma chienne nerveuse. Le dogue de Monsieur de Chambly-Montauban va n'en faire qu'une bouchée de votre glouton.

– C'est ce que nous craignons. C'est pourquoi je me suis permis...

Comme les personnes qui se taisent beaucoup, lorsqu'elle avait l'occasion de s'adresser à quelqu'un Mlle d'Hourredanne continuait à voix haute les discours qu'elle avait l'habitude de se tenir intérieurement ou d'échanger avec son amie épistolière.

En quelques minutes, elle demanda son avis à Angélique et donna le sien sur la plupart des personnes en vue, déplora le caractère de Sabine de Castel-Morgeat qui avait les seins trop audacieux pour une personne aussi ennemie des choses de l'amour, regretta de voir Mme de Mercouville présidente des dames de la Sainte-Famille plutôt que Mme de Beaumont plus dévote.

– Avez-vous été chez les ursulines ? Avez-vous vu la Mère Madeleine ?

– Non, pas encore !

– La neuvaine est terminée. Vous allez être bientôt convoquée.