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– Je l'espère.

Du fond du verger, une boule sombre jaillit et fonça vers la maison comme un projectile. Angélique se précipita pour barrer l'entrée, effrayée à l'idée de voir le glouton faire irruption parmi les meubles et les bibelots fragiles.

L'animal s'arrêta à quelques pas d'elle dans une gerbe de cristaux de neige.

C'était bien Wolverines.

Il la reconnaissait, ses yeux ronds et noirs la fixaient avec intensité. « Comme il est intelligent, pensa-t-elle, presque un être humain. »

Cependant, l'on pouvait comprendre la terreur superstitieuse que le glouton inspire aux Indiens en butte aux méfaits de ce redoutable adversaire qui démonte leurs pièges, pille leurs caches et se venge d'eux avec une subtilité confondante. C'est un animal étrange, forme d'ours ou d'énorme blaireau, le ventre, la tête, les pattes, le museau très noirs. La tête courte par rapport au corps, les oreilles et les yeux petits, la queue épaisse et touffue, la fourrure d'un noir-brun, été comme hiver, à bourre épaisse et longs poils soyeux pendant à la queue, il impressionnait par une laideur puissante que l'on sentait indomptable.

En arrêt, sa face camuse au ras du sol, la queue dressée, il se gonflait de tous ses poils et le soleil faisait étinceler la longue bande châtain clair qui jetait une traînée lumineuse sur ses flancs de l'épaule à la racine de la queue. La même blondeur luisant au front et aux joues, en opposition avec le masque noir cernant les yeux, contribuait à lui donner son air farouche et cruel qui terrorise. Sous le nez aux narines dilatées, la petite gueule ouverte découvrait les quatre canines pointues et blanches dans un rictus menaçant.

Était-ce cette face démoniaque que la femme maudite avait vue avant de mourir ?

Était-ce lui qui avait ravagé le beau visage d'Ambroisine, avec ses dents aiguës, ses griffes à demi rétractiles, hors des lourdes pattes d'un noir de suie.

... « Et je vis un monstre velu sortir des buissons, se jeter sur la démone et la dévorer... »

– Wolverines... Qu'as-tu fait ? lui murmura-t-elle.

Sortant de son immobilité, la grosse fouine virevolta et avec une prestesse de couleuvre fila vers le mur qu'elle franchit d'un bond. Les cris des Indiens du carrefour révélèrent son retour dans la rue de la Closerie Les poursuivants qui reparaissaient entre les arbres suivirent son chemin et sautèrent le mur

Le verger fut vide. La brume s'accentuait, couleur de tilleul.

Angélique referma la prote-fenêtre par où s'infiltrait l'air glacé. Derrière venue, la chienne qui était allée batifoler jusqu'aux confins de la propriété remonta la pente au galop. On rouvrit pour la laisser entrer et elle se précipita dans la chambre, la langue pendante tout excitée de cette partie de cache-cache inespérée.

– C'est une chienne de race cananéenne, présenta Mlle d'Hourredanne. La première race de chiens domestiques, d'où le « cane » des Romains qui gardait l'entrée de leurs villas. Un de mes amis l'a rapportée des Échelles du Levant. On l'a croisée avec le dogue de Monsieur de Chambly-Montauban. Les sujets en sont forts beaux.

Elle repliait ses lettres en soupirant

– Votre chat insolent... un Kar-ka-fou féroce, tous ces animaux de la création à se promener sur mon mur. J'aurais mieux fait de garder ma palissade de pieux bien effilés qui cernait le jardin auparavant.

Elle classait ses papiers avec méthode, y jetait un dernier regard avant de les ranger dans la cassrtte, s'attardait sur quelques mots saisis au passage. Elle se mit a chercher dans un autre coffret.

Grommelant en anglais, la coiffe de travers, la servante essoufflée avait réintégré sa cuisine. Elle vint peu après portant sur un plateau d'argent une écuelle de bouillie d'avoine. La cuisson du brouet avait dû souffrir des ébats de sa préparatrice qui avait abandonné ses fourneaux pour courir à la poursuite du glouton

Un net parfum de brûlé s'en dégageait. Ni servante m maîtresse ne semblèrent s'en formaliser.

– Posez ça là, dit Mlle d'Hourredanne en désignant sa table de chevet. Ah ! Voici ce que je cherchais !

Elle soulevait d'un air ravi une autre liasse manuscrite.

– Si vous saviez de quel trésor il s'agit. C'est un roman pour lequel le libraire Bardin a pris un privilège l'an dernier. Mais il ne l'a pas encore publié et l'on se passe quelques copies, sous le manteau. La princesse de Clèves. C'est Madame de La Fayette qui l'a écrit.

Elle s'interrompit et se mit à examiner Angélique avec attention.

– Vous intéresseriez Madame de La Fayette... Votre vie amoureuse doit avoir été très mouvementée ?

– J'ignore ce que vous voulez dire exactement par « mouvementée », dit Angélique en riant.

Elle fit remarquer à Mlle d'Hourredanne que son souper allait refroidir. Ses instincts de garde-malade souffraient de ne pouvoir mettre un peu d'ordre dans ce lit submergé de paperasses et elle aurait préféré voir cette frêle petite femme boire un bon lait de poule.

Elle alla jusqu'à la cheminée tisonner les braises et y posa deux bûches. Les flammes crépitèrent joyeusement.

– J'ai reçu un certain Monsieur de La Ferté que vous intéressez fort, continuait la vieille demoiselle. Il n'est venu qu'afin de pouvoir vous guetter de ma maison.

Angélique tressaillit. Elle avait bien cru voir en effet Vivonne et ses comparses rôder dans les parages.

– Lui et ses compagnons sont fort déplaisants. Je crains qu'ils n'aient le mal napolitain comme tous ces gentilshommes de la Cour. On dit que le poivre est un bon remède contre ces affections dues à la flèche empoisonnée de Vénus. Mais cela fait éternuer...

Elle pressa Angélique de lui trouver une panacée à l'horrible maladie.

Angélique ne voyait pas pourquoi la vieille demoiselle redoutait tellement le mal napolitain, elle qui ne quittait pas son lit, menait une vie de recluse et, malgré une grâce évidente, était d'un âge qui la mettait à l'abri des passions.

Elle promit à Mlle d'Hourredanne de lui apporter toutes sortes de plantes rassurantes.

– Eh bien c'est entendu ! Revenez. Et quand la neige tombera en abondance et nous isolera, traversez la rue et venez le soir, je vous ferai lecture de cette merveilleuse histoire, La princesse de Clèves. La plume de Madame de La Fayette est divine. Son style est un régal. Vous aurez de l'agrément.

Elle ajouta.

– ... J'ai été lectrice de la Reine.

*****

C'en est fait ! J'ai vu la séductrice, écrivit Mlle d'Hourredanne. Elle s'est tenue à deux pas devant moi.

Nous avons eu une conversation à bâtons rompus. Je voulais la prendre en défaut, la voir grimacer, s'assombrir, dévoiler ses batteries d'orgueil ou de revanche, ses détours égoïstes et dominateurs, Comme il semble qu'une personne annoncée si dangereuse doit en posséder. J'en ai donc été pour mes frais de sarcasmes.

Bref, j'ai succombé au charme, sans que je puisse définir de quoi il retourne. Sa beauté émeut, il est vrai. On est toujours désarmé par une certaine perfection de corps et de visage, l'harmonie des gestes, d'une démarche. La vue de la beauté repose et satisfait notre nostalgie du paradis terrestre. Mais cela ne suffirait pas : Est-ce son regard ? J'ai moins retenu la nuance de ses yeux dont on parle tant que leur expression. Elle me considérait avec attention et je vis qu'elle était heureuse de me connaître et pas seulement pour s'attirer mes bonnes grâces. Je la sentis préoccupée de ma santé, ce qui me touche.

Cela me change des bons amis qui prennent mes maux à la légère et qui me disent « Levez-vous ! Levez-vous ! » Comme s'il y avait tellement de nécessité à ce qu'il y ait une personne de plus à caqueter dans les rues de Québec.