Выбрать главу

L'enfant, sa fille, ne me plaît pas. Elle est très importante pour la mère, trop importante pour une femme qui ne devrait pas avoir des faiblesses de ce genre.

L'enfant observe aussi, mais elle est différente. On ne dirait pas que c'est leur fille.

Dieu, que j'aime philosopher et me pencher sur les finesses et les contradictions de l'être humain. Comme Madame de La Fayette dans ce beau récit dont vous m'avez envoyé l'inédit.

Notre monde s'enfonce dans l'obscurité et les glaces. Tout se brouille. C'est pourquoi je reste dans mon lit. Le gel éclate au-dehors, les grandes tempêtes sont proches.

Tout à coup, je pense à Madame de Peyrac et je suis saisie de crainte. Pourvu que la Mère Madeleine ne reconnaisse pas en elle la femme maléfique de sa vision !

Madame de Peyrac est très forte. Mais les jésuites ne sont-ils pas plus forts encore ?

Quatrième partie

Le couvent des ursulines

Chapitre 35

Le vent était violent et Angélique, tout en se rendant, par les rues, vers le couvent des ursulines où elle allait rencontrer la Mère Madeleine, était obligée de s'arcbouter et de se cramponner aux pans de son manteau gonflé comme une voile. Pourtant, lorsqu'on levait les yeux, le ciel se révélait d'une étrange pureté, lisse, presque sans trace de nuages. Mais l'on n'en éprouvait pas de sérénité, car l'on devinait que, dans les lointains de l'espace, à des hauteurs incommensurables, se perpétraient des cataclysmes glacés. Le firmament dans sa limpidité cristalline touchée d'or parlait de déserts interdits à l'homme, d'un enfer inconcevable et pire peut-être que celui décrit par les théologiens, l'enfer du froid.

Angélique marchait vite, comme en union avec cette annonce de phénomènes dévastateurs dont les prémices commençaient à vider les rues. Tandis qu'elle se hâtait à la fois portée par le vent et une fièvre intérieure, qui prenait le pas sur l'inquiétude, elle se disait qu'il n'y aurait pas une accusation de la Mère Madeleine qu'elle ne se sentait la force de réduire en charpie.

La convocation lui avait été portée par un clerc de l'évêché. Monseigneur de Laval l'avertissait qu'il s'était entremis avec les dames ursulines dès la fin de la neuvaine pour l'amende honorable. Les religieuses lui avaient fait savoir qu'elles recevraient volontiers Mme de Peyrac aujourd'hui à l'heure qui lui conviendrait mais, de préférence, après vêpres et avant l'office du soir.

Angélique était chez elle ce jour-là afin d'initier Suzanne à quelques travaux tels que fourbir les cuivres, frotter les étains, faire briller les meubles fragiles.

Même si l'ursuline l'accusait formellement, tombait en crise et en pâmoison sur le plancher, elle garderait son sang-froid, ce qui serait la meilleure réponse à infliger à toutes ces comédies.

Elle scruta ses traits dans le miroir, étudia le visage qu'elle allait offrir à l'examen de la visionnaire, ses yeux verts un peu trop brillants, et elle tapota son col de dentelle. Puis sous le coup d'une impulsion, elle choisit deux pendants d'oreilles, deux petites boules d'or reliées par quelques perles, qu'elle fixa à ses lobes.

Elle ne voulait se présenter ni humble ni provocante. Seulement avec son visage à elle. De femme. De grande dame.

Sur sa coiffeuse, elle laissait à disposition une cassette contenant quelques fards, des parures. Elle se mit un peu de rose aux joues et aux lèvres.

Tout le temps qu'elle demeura devant le miroir, Suzanne, la jeune femme canadienne, se tint debout à quelques pas d'elle, ne quittant pas de ses prunelles très noires ce visage où se jouait un débat intérieur.

Lorsque Mme de Peyrac se retourna, elle lui tendit aussitôt son manteau et l'aida à s'en revêtir et à bien rabattre le capuchon.

Elle était partie d'un bon pas sans attendre le clerc envoyé par l'évêché. Monseigneur de Laval serait-il présent à l'entrevue ? se demandait-elle. Ne le souhaitant pas, elle préférait être seule en face de la religieuse.

Elle évita la place de la Cathédrale et coupa par un sentier de terre qui passait devant le moulin des Jésuites. Les ailes de celui-ci tournaient à une allure folle. Elle déboucha sur la Place d'Armes à l'autre extrémité de laquelle le château Saint-Louis et les remparts de sa cour de garde se dressaient. Le vent devenait cinglant et tourbillonnait.

Angélique vit des soldats qui couraient et se hélaient. En se retournant, elle faillit pousser un cri. Un nuage violâtre, énorme, montait de l'horizon à une vitesse incroyable. Son aile s'étendait déjà sur les côtes blanchies de Beaupré, de l'île d'Orléans et du Saint-Laurent gelé. On eût dit l'escadron du dieu des Ténèbres lancé à l'assaut de la Terre.

Mais après avoir tourné l'angle du mur de la Prévôté, tout changeait. À croire qu'elle avait rêvé. Le vent tombait et l'on découvrait, à l'orée de ce premier chemin qui avait été creusé dans la forêt canadienne et que l'on appelait toujours la Grande Allée bien qu'il fût aujourd'hui une large rue bordée de maisons, l'ouest brillant d'un soleil suave à peine atténué et dont les rayons pâles faisaient miroiter l'ardoise mouillée des toits.

Comme elle approchait du monastère des ursulines, la silhouette d'un jésuite se détacha de l'ombre des murs et se porta à sa rencontre. Angélique reconnut le religieux qui avait attiré son attention le jour du Te Deum par ses mains mutilées et son expression d'innocence hautaine.

– Je suis le Père Jorras, se présenta-t-il, aumônier chez ces dames ursulines et confesseur de la Mère Madeleine de la Croix qui a souhaité vous rencontrer aujourd'hui, Madame.

De toute évidence, il serait présent à l'entretien. Le jésuite échangea quelques paroles de salutations avec le séminariste qui les rejoignait enfin. Elle comprit que, lui aussi, à la demande de l'évêque, assisterait à l'entrevue, que ces ecclésiastiques courtois et prudents ne nommaient pas confrontation. Son nom l'éclairait sur les motivations de l'évêque à l'envoyer près d'elle. Il s'appelait Didace Morillot. Ce n'était pas un séminariste mais ce jeune prêtre que Monseigneur avait désigné comme futur exorciste du diocèse.

La « rencontre » avec la Mère Madeleine devait lui offrir une occasion de faire ses premières armes dans ce cas douteux de démonologie. Didace Morillot expliquait.

– Monseigneur m'a prié de me trouver céans afin de pouvoir lui transmettre un compte rendu précis des questions et réponses échangées. Je suis chargé de consigner le procès-verbal, ajouta-t-il en désignant un sac qui devait contenir des papiers et des plumes.

La pensée de ces deux témoins qu'on lui imposait commença à inquiéter Angélique.

– Qu'attendons-nous ? demanda-t-elle.

– Le R.P. de Maubeuge.

Le Supérieur des jésuites tournait précisément le coin à l'angle du bâtiment de la Prévôté, en retenant d'une main son chapeau à large bord. Comme le vent se calmait subitement, les manteaux retrouvèrent leurs plis hiératiques et, les couvre-chefs ne risquant plus de s'envoler, on put s'aborder avec la dignité requise.

À se voir entourée de soutanes noires, Angélique commença à craindre qu'à la prochaine étape le Père d'Orgeval n'apparût comme sortant d'une boîte. Sans y croire elle ne cessait de s'y attendre depuis son arrivée. Elle regretta de ne pas avoir demandé à Joffrey de l'accompagner, car, après tout, le Père d'Orgeval était leur adversaire commun. Il avait brandi son épée et levé son étendard contre Joffrey de Peyrac considéré par lui comme usurpateur en Acadie, avant même qu'il ne s'attaquât à elle et ne la dénonçât comme suppôt du diable.

Malgré ses résolutions, l'angoisse la prit tandis qu'elle levait les yeux vers les hauts murs de pierre grise du monastère.