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... J'étais et me désespérais car je voyais que c'était là le désastre pour le cher pays que nous avions pris sous notre protection, lorsque tout parut s'apaiser. Une autre femme passa dans le ciel. Je ne saurais dire si c'était la Sainte Vierge ou quelque sainte protectrice de nos communautés. Mais son apparition parut avoir calmé la démone. Elle reculait, effrayée... Et je vis sortir d'un taillis une sorte de monstre velu qui se jeta sur elle et la déchiqueta et la mit en pièces, tandis qu'un jeune archange à l'épée étincelante s'élevait dans les nuées...

Une fois le rappel de la vision terminé, l'interrogatoire recommença et se poursuivit, rédigé au fur et à mesure par l'abbé Morillot, exorciste, dont la plume active grinçait sur les feuillets.

Le R.P. de Maubeuge commença par représenter à la religieuse qu'elle avait maintes fois souligné que dans sa vision elle n'avait pu voir le visage de la démone qui était contre le soleil, alors que son corps nu qui s'élevait des eaux était comme éclairé. Comment pouvait-elle affirmer alors en voyant Mme de Peyrac qui se présentait à elle, vêtue et ne pouvant s'identifier que par son seul visage, qu'il ne pouvait s'agir de l'apparition ?...

La question, en effet, était embarrassante à plus d'un point de vue.

Cette question de nudité avait toujours paru beaucoup préoccuper les ecclésiastiques ou personnages importants désignés pour examiner l'authenticité et la signification de cette vision.

Allait-on demander à Angélique de se dévoiler comme Suzanne au bain ?

Une gaieté intempestive l'obligea à se mordre les lèvres et elle jeta subrepticement un regard vers le chevalier de Loménie. Devinait-il ses pensées irrévérencieuses ?

Cependant la Mère Madeleine, après avoir paru déconcertée par l'argutie, secouait la tête.

– Qu'importe ! Ce n'est pas elle, fit-elle avec douceur mais d'un ton sans réplique.

Question du R.P. de Maubeuge à ladite religieuse :

– Vous maintenez les termes de votre déclaration ? Vous restez assurée d'avoir vu nettement les détails précités ?

Réponse : Oui.

Question : Vous n'avez pas été entraînée après conversation avec votre Mère Supérieure à ajouter un détail qui vous aurait été suggéré pour aider à l'interprétation ?

Réponse : Non.

Question : Au cours de votre entretien avec le Père Jorras ?

Réponse : Non.

Question : Au cours de vos entretiens avec le Père d'Orgeval ?

Réponse : Non ! Non, répondait la petite religieuse avec énergie. Je n'ai rien ajouté, rien retranché. J'ai vu cette nuit-là ce paysage aussi nettement que si je l'avais vu sur un tableau peint par le frère Luc. Ce qui me plaisait c'est que le sable des plages était rose et je n'en ai jamais vu de cette couleur.

Question : Avez-vous reconnu l'établissement de Gouldsboro ?

Réponse : Je ne connais pas l'établissement de Gouldsboro. J'ignore où il se trouve.

Question : Êtes-vous-certaine de n'avoir pas prononcé le nom de Gouldsboro ?

Réponse : J'en suis certaine.

Question : Quel nom avez-vous donc prononcé ?

Réponse : J'ai parlé de l'Acadie. La seule chose dont j'étais certaine c'était que ces lieux se trouvaient en Acadie et que l'Acadie était menacée.

Le Père de Maubeuge se tourna vers Angélique. À la lueur de la veilleuse à huile, dans cette pénombre qui s'accentuait, son visage était de plus en plus celui d'un vieux savant chinois.

– Et vous, Madame, la description de ce paysage vous semble-t-elle se rapporter à votre établissement de Gouldsboro qui vous est familier ?

– À vrai dire cela pourrait être n'importe quel établissement de la Baie Française16, répondit-elle d'un ton neutre.

– Mais cela ne pourrait-il pas être Gouldsboro ?

– Cela pourrait l'être, admit-elle, comme cela peut ne pas l'être.

– N'y a-t-il aucun détail dans cette description précise qui ne vous ait persuadée en conscience qu'il s'agit bien là de votre établissement, qu'il ne pouvait s'agir que de Gouldsboro ?...

À ce moment Angélique croisa le regard de la petite religieuse fixé sur elle.

« J'ai dit la vérité, criait ce regard. Alors, toi aussi, tu dois dire la vérité. »

Et soudain elle comprit ce qui se débattait au sein de cette discussion pointilleuse. Elle comprit quel était l'enjeu que poursuivaient le jésuite et les autres ecclésiastiques en les engageant, elle et la Mère Madeleine, dans ces sombres dédales.

L'enjeu, c'était la vérité.

Les jésuites n'étaient pas des inquisiteurs. Leur ordre s'était toujours défendu de prendre le relais des dominicains au prétoire du sinistre tribunal. Ils n'étaient pas là comme aux temps affreux de l'Inquisition pour obtenir par de fausses déclarations ou de faux témoignages des abjurations ou pour confondre des hérétiques ou des sorcières promis d'avance, par eux, au bûcher.

Ils étaient là pour faire éclater la vérité.

Il leur fallait décider de la véracité des phénomènes supranormaux qui étaient soumis à leur jugement et, s'ils se montraient intransigeants, c'était dans la poursuite des examens qu'ils entreprenaient à la lumière prudente de leurs connaissances ésotériques approfondies.

Elle se souvint que le grand exorciste de Paris qui avait examiné Joffrey au moment de sa mise en accusation de sorcellerie était un jésuite, et qu'on l'avait assassiné afin qu'il ne pût venir témoigner au procès de l'innocence du comte reconnue par lui.

Et son frère, Raymond, le jésuite, avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour sauver Joffrey du bûcher.

Tout cela repassa en quelques secondes dans sa tête tandis que son regard allait des deux graves physionomies des religieux, à celle, angoissée, de la jeune sœur derrière sa clôture.

« Dis la vérité », suppliaient les yeux de celle-ci.

Se taire, laisser volontairement dans le vague des certitudes qui permettraient au jésuite et à l'exorciste de décider du cas, c'était condamner la Mère Madeleine. On avait déjà dû l'interroger souvent, la harceler sans fin. On finirait par la traiter de simulatrice, d'hystérique, fabulant pour attirer sur elle l'attention, indûment.

Or, Angélique pouvait-elle nier Ambroisine ? Aujourd'hui, elle avait devant elle, celle, innocente, qui, par un de ces mystères, mal expliqués encore, l'avait « vue » la première et l'avait, en tremblant, annoncée.

Angélique pouvait-elle nier les scènes démentes, les crimes horribles dont elle avait été le témoin sur les « grèves » brûlantes du Golfe Saint-Laurent, où dans la chaleur de l'été et une odeur nauséabonde séchaient sur les galets la morue des pêcheurs bretons ?

Pouvait-elle nier la licorne de bois doré, échouée dans les sables roses du rivage de Gouldsboro et sa corne de narval étincelant au soleil « comme du cristal » ?

Elle abdiqua.

– Oui, c'est vrai, vous avez raison, reconnut-elle. Il y a eu un temps, à Gouldsboro, où TOUT FUT EN PLACE comme dans la vision. Les maisons de bois clair, sous la falaise, et qui n'étaient pas encore construites quand a eu lieu la prédiction... Les deux navires dans le port... Tout était en place, et je dois reconnaître que l'image est exacte et que la Mère Madeleine ne pouvait pas la composer d'avance. Mais cela ne veut pas dire que parce que j'habitais là et m'y trouvais à ce moment, je suis forcément l'esprit succube qui...