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Les chevaliers de Malte, dont il y avait quatre ou cinq membres à Québec, rassemblaient autour d'eux les militaires et anciens soldats qui avaient fait campagne en Méditerranée. On irait boire un café turc après la troisième messe dans l'estaminet du Levantin.

Les grandes familles issues des premiers arrivants du Canada, et dont beaucoup étaient encore vivants, occupèrent leurs bancs avec une autorité patriarcale.

C'est ainsi que la société québécoise se disposa cette nuit-là face au maître-autel et à une certaine grande armoire aux panneaux enluminés de paysages naïfs, qui renfermait la crèche. Des anges de cire en robes de satin avec d'amples perruques bouclées planaient au bout d'un fil au-dessus de l'Enfant Jésus dans son berceau de paille, de la Sainte Vierge et de saint Joseph magnifiquement vêtus. Six jours plus tard, on y placerait les Rois Mages. L'âne et le bœuf étaient en bois sculpté et peints l'un en gris, l'autre en brun-roux, œuvres du menuisier Le Basseur et du Frère Luc, peintre.

Deux violons et une flûte d'Allemagne jouaient des airs de menuet près de la crèche lorsque se taisait l'accompagnement des orgues et des chorales.

À minuit, la belle voix du héraut municipal s'éleva pour chanter « Il est né le divin enfant, jouez hautbois, résonnez musettes... », et on l'apprécia mieux que lorsqu'il proclamait ses « ordonnances » monté sur sa barrique.

Les trois messes se déroulèrent avec toute la solennité espérée.

Cependant, l'on vit à plusieurs reprises les officiants venir réchauffer leurs doigts au petit brasero d'argent en forme de brûle-parfum percé de trous et contenant deux ou trois braises qui était posé à l'une des extrémités de l'autel.

Le froid était dur, mais la ferveur y remédia. Pour la messe de minuit, Mlle d'Hourredanne s'était donc fait porter en chaise. Mme de Mercouville lui avait envoyé la sienne et ses valets. Elle resta dans la chaise qu'on avait placée sur la gauche, en haut de l'église, devant la statue de saint Joseph. On l'envia car elle y avait placé un cruchon rempli d'eau bouillante et se trouvait préservée du froid glacial de l'église contre lequel luttaient en vain quelques poêles et les buissons de cierges allumés. La sombre église était lumineuse comme en plein jour. Mlle d'Hourredanne ne perdit pas une miette du spectacle, vit tout le monde. Elle en recueillait pour l'année.

La dernière bénédiction donnée, les fidèles, gelés, recrus de fatigue, et avides de retrouver maisons chaudes et tables garnies se ruèrent avec ensemble vers la sortie. Bientôt, sur le parvis, il fut impossible d'avancer.

Au-delà de la cohue, on entendait hennir les chevaux qui avaient attendu près des traîneaux sur la place.

Angélique perdit de vue son escorte. Honorine et Chérubin portés par Yolande et Adhémar avaient déjà descendu les degrés devant le porche et devaient être acheminés vers la maison.

Angélique fut rejetée vers une porte latérale quand le clergé sortit à son tour, après avoir été dans les sacristies se débarrasser de ses vêtements sacerdotaux.

L'évêque souhaitait se mêler à la foule avant de regagner le Séminaire.

Angélique appuyée contre le chambranle prit patience, s'amusant à reconnaître à la lueur des torches et des lanternes les visages de personnes connues, rouges et emmitouflées, qui s'interpellaient joyeusement.

C'est alors qu'elle sentit un bras se glisser autour de sa taille et la serrer étroitement. Quelque chose dans l'insolence de l'étreinte lui fut désagréable. Elle leva les yeux, prête à châtier l'insolent. C'est alors qu'elle reconnut fixé sur elle le regard bleu du duc de Vivonne.

– Me ferez-vous enfin la grâce de me reconnaître, belle déesse de la Méditerranée ?

Il la dominait et s'inclinait vers elle avec un sourire mi-enjôleur, mi-sarcastique.

Il avait profité du brouhaha de la nuit, de la foule pressée par le froid et attirée par d'autres distractions, pour l'aborder, ce qu'il n'avait pas osé ouvertement jusqu'alors.

Comme elle se taisait il insista :

– Car vous m'avez reconnu, je le sais. Le contraire me blesserait affreusement.

Angélique se reprocha d'être demeurée tout d'abord sans voix et sans réaction. Les cris et les rires autour d'eux noyaient les paroles murmurées par le duc.

– Vous semblez avoir peur de moi, dit-il. Vous tremblez.

– Vous m'avez surprise.

– Est-ce d'émoi ?

– Vous êtes bien fort, Monsieur.

– Et vous, bien oublieuse. N'avez-vous pas souvenir de très agréables ébats que nous avons connus ensemble en Méditerranée ?

– À peine !

– Alors seriez-vous ingrate ? Je vous avais fait monter à bord de ma galère, selon votre caprice, et cela m'a coûté fort cher près du Roi. Sans l'intervention d'Athénaïs, je ne me serais pas remis de cette bévue. Plus d'une heure, Sa Majesté m'a tenu dans son cabinet, m'adressant des reproches sanglants d'avoir prêté la main à votre évasion.

– Bien fait pour vous, Monsieur.

Mais une soudaine émotion avait étreint Angélique. Derrière ce beau visage un peu bouffi mais familier sur lequel glissait le reflet des torches, c'était Versailles, c'était le Roi qu'elle venait de voir transparaître, proches à les toucher, à les entendre, à croire qu'en se retournant elle allait apercevoir au lieu de la petite place de guingois encombrée de traîneaux les allées des jardins royaux où couraient les porteurs de lumière annonçant l'arrivée du Roi et son cortège princier.

Le duc surprit-il le frémissement qu'elle ne pouvait retenir ? Il resserra son étreinte et elle put constater que le bel amiral n'avait rien perdu de sa vigueur.

La pression de la foule les repoussait contre le porche et Angélique sentait les angles du pilier de pierre qui de l'autre côté lui meurtrissait l'épaule. Les gens n'en finiraient donc pas de sortir...

– Combien me paierez-vous pour un renseignement de prix que je vous apporte de la Cour ? Un baiser ?

– Monsieur, la requête et le lieu sont déplacés...

– Je vous le livrerai quand même.

Il se pencha vers son oreille afin de se donner le prétexte d'effleurer presque sa joue de ses lèvres.

– Le Roi n'est pas encore guéri de Madame du Plessis-Bellière...

Il observa un petit silence pendant lequel il demeura incliné vers elle comme s'il respirait son parfum.

Mais Angélique demeura impassible. Elle aurait bien voulu qu'il cessât de la serrer aussi fort. Le contact de sa main gantée de cuir contre sa taille lui déplaisait. Étaient-ce les réflexions de Mlle d'Hourredanne à propos du mal napolitain qui l'influençaient, mais elle en avait la « chair de poule ».

La foule commençait à s'égailler, les familles et amis se retrouvaient, s'invitaient. Les traîneaux s'ébranlaient.

Angélique chercha à se dégager.

– Monsieur le duc, ayez donc l'obligeance de me laisser aller. Déjà la presse est grande.

Il s'assombrit.

– Décidément vous me battez froid. Est-ce bien politique de votre part ?

Une menace grondait derrière son ton maussade.

– ... Je pourrais vous aider.

– À quoi donc ?

Le duc de La Ferté eut un geste du menton en direction de Joffrey de Peyrac.

– Était-ce déjà lui que vous essayiez de rejoindre en Méditerranée ? J'avoue que j'ai reconnu son audace en le voyant débarquer ici, oriflamme au vent. Il ne craint pas de venir se jeter dans la nasse où l'on a bien des prétextes pour le piéger. À moins qu'on reste dans l'ignorance de son passé

– Quel passé ?

– De piraterie ! Il a tiré sur les galères du Roi. Je pourrais en témoigner ou non devant Sa Majesté.