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Angélique en avait presque oublié l'espèce. Elle s'assit en leur compagnie avec la pensée qu'elle se sentirait plus à l'aise au pawa des Indiens. Les yeux de poisson mort du vieillard fardé, les façons à la fois cauteleuses et méfiantes du baron Bessart, l'agitation et le regard trop brillant du nommé Martin d'Argenteuil lui parurent appartenir à une comédie factice. Mêlé à tout le peuple de la Cour cela devait vous avoir un air plein d'entrain. Ici, isolé, ce n'était qu'inquiétant.

Ils débitaient des compliments et des phrases creuses dont elle avait perdu le souvenir. Elle retrouva assez vite le réflexe des réponses venimeuses que l'on jetait empapillotées dans un sourire charmant.

– J'espère que vous n'avez pas trop retenu ce que je vous ai raconté à propos du « secrétaire de la main », dit Vivonne.

– Juste ce qu'il en faut.

– Qu'importe si vous savez le thésauriser et n'en point faire usage.

– Auprès de qui ?

Il ne pouvait s'empêcher d'employer le langage de l'intrigue et, sous le ciel du Canada, dans une petite ville figée par l'hiver, cela avait quelque chose de ridicule.

– Monsieur de La Ferté, nous sommes tous prisonniers des glaces.

La femme du tavernier était venue verser de l'eau fraîche, tirée au puits intérieur. C'était une coutume de toujours commencer par donner à boire un verre d'eau à l'hôte, usage venu des Indiens peut-être mais que nécessitait le climat très sec qui entretenait sur la langue un arrière-goût de fièvre.

Boire était un réconfort.

Ils commandèrent ensuite de l'alcool de prune.

Angélique félicita Martin d'Argenteuil sur ses gants rouges.

Il fit jouer d'un air avantageux ses phalanges et parla de ses talents au jeu de paume et de l'affection du Roi pour lui. Les gants étaient en peau d'oiseau, M. Gaubert de La Melloise lui avait recommandé l'Eskimo du sorcier de la Basse-Ville qui était habile en cet art.

– Mais le sorcier ne vaut rien, dit M. de Saint-Edme.

– Lui avez-vous demandé des poisons comme à Paris ? s'informa Angélique.

Il fut de bon goût de s'écrier :

– Mais l'on n'empoisonne plus de nos jours à Paris. C'est de conjurations et de mauvais sorts qu'on fait emploi.

Martin d'Argenteuil qui semblait le plus désorienté par son exil au Canada s'était ranimé en voyant Angélique lui porter attention.

Il avoua qu'il s'ennuyait à Québec. Il se rongeait les sangs. Il avait des mélancolies. Il avait trouvé quelques jeunes gens pour jouer à la paume et M. de Ville d'Avray venait de leur mettre à disposition un de ses entrepôts où l'on pourrait dresser un fronton de planches.

– Mais je suis trop fort pour eux. Seul le Roi était digne d'être mon partenaire...

Il préférait l'alchimie. Surtout il était hanté par le souvenir de Marie-Madeleine de Brinvilliers. Aussi lorsque Angélique notifia le quartier du Marais pour y avoir eu son hôtel du Beautreillis, s'enquit-il avec fièvre :

– Vous avez dû être voisine de la marquise de Brinvilliers ?

– Oui, en effet... Et, en tout cas, en voilà une dont je suis bien certaine qu'elle maniait le poison. Elle a empoisonné des malades de l'Hôtel-Dieu. Je le sais de source certaine.

Ils se mirent à ricaner en levant les yeux au ciel.

– Tout le monde sait cela aujourd'hui et bien d'autres choses. Vous retardez, ma chère ! Elle vient d'être exécutée. On a dû lire sa confession en latin tant ses crimes étaient odieux.

– Le confesseur qui l'a accompagnée jusqu'à l'échafaud a dit que c'était une sainte, protesta le maître paumier du Roi.

Ce procès tout récent agitait les esprits. Si Angélique y avait pris garde elle en aurait recueilli déjà les échos à Québec. Car la nouvelle de l'exécution de Mme de Brinvilliers n'était parvenue, avec les détails, que par les navires de l'été.

« Le monde est dominé par quelques êtres », disait Ambroisine-la-Démone, les autres ne sont que des comparses, de la poussière... »

Angélique regarda vers la fenêtre.

Comme toutes les maisons de la Haute-Ville, on avait de la taverne du Soleil levant une vue admirable qui portait fort loin en ces belles matinées bleues et blanches aux couleurs de la Vierge.

À une table voisine trois couples d'un certain âge discutaient avec véhémence et gaieté. C'étaient des personnes robustes, le teint vif, confortablement vêtues, qui riaient largement, les dents belles. Ils semblaient tous comme des frères et sœurs de familles nombreuses qui se retrouvent.

Jadis, ils étaient arrivés au pays « sans sou ni maille », fils de paysans ruinés, d'ouvriers misérables, d'artisans faillis, mais en leur accordant le droit de chasse et de pêche, vieux privilège des nobles, on en avait fait des seigneurs et aujourd'hui ils étaient des seigneurs.

Le duc de Vivonne, qui avait prié Martin d'Argenteuil de se taire dans l'évocation de sa marquise de Brinvilliers et de moins boire, s'aperçut qu'Angélique était distraite et il en conçut une aigreur disproportionnée avec le fait. Il devint agressif, moqueur.

– Décidément, plus je vous vois, plus je comprends qu'Athénaïs a eu bien tort de se faire du souci à cause de vous et de s'en inquiéter encore. Je l'en informerai dès que je le pourrai. Je ne vois pas pourquoi elle a baissé pavillon devant vous, même à distance, même vous disparue. Elle se faisait des idées sur votre habileté, alors que je comprends que seule la chance a joué pour vous. La chance qui sourit aux innocents... Car, en vérité, c'est miracle que naïve et simplette comme vous l'êtes en fin de compte, vous vous trouviez vivante aujourd'hui, même au Canada où vous n'auriez dû jamais parvenir... Ma sœur est cent fois plus forte que vous. Vous ne pouvez savoir à quel point. Ha ! Ha ! Elle vous avait fait préparer une chemise. Ha ! Ha ! Ha !... Lorsque j'y songe...

Il enrageait de la voir ne l'écouter que d'une oreille et porter son attention aux propos des hôtes de la table voisine qui parlaient de ragoût de pattes de porc et de gigot d'orignal.

– ... Ha ! Ha ! Ha !... on aurait bien ri à Versailles en décrivant la mort ignominieuse de Mme du Plessis-Bellière, morte des suites d'une maladie vénérienne. Ha ! Ha ! Ha !... Personne ne se serait douté... pour avoir porté une chemise...

Angélique se tourna vers lui.

– Croyez-vous que je l'ignorais ?

Elle planta son regard vert dans le sien. Se penchant un peu en travers de la table, elle dit à mi-voix :

– Cette chemise est depuis des années entre les mains de M. de La Reynie, lieutenant de police du Royaume. Il l'a fait examiner : savon noir et arsenic. Une preuve écrasante des méthodes criminelles qui se perpétuent à Versailles. Il sait à quel usage elle était destinée. À ma mort... Dans une lettre scellée que je lui ai remise, je lui livre les noms de tous ceux qui ont travaillé à cette œuvre magistrale et surtout le nom, le nom de celle qui en était l'instigatrice. Nom qu'il brûlait de savoir, dont il se doute. Mais, il ne devait ouvrir cette lettre que s'il m'arrivait malheur ou que si je le priais moi-même, soit en personne, soit par une lettre revêtue de ma signature, de le faire.

– Et... il l'a ouverte ?

Vivonne était blême. Angélique eut une imperceptible hésitation.

– Non... Pas encore.

– Voulez-vous du boudin ?

C'était Antonin Boisvite qui intervenait. Planté devant leur table, il présentait un plat sur lequel était enroulé un magnifique cordon de boudin noir croustillant, accompagné de purée de courges et de pommes.