Le tavernier n'approuvait point qu'on vînt s'asseoir dans son sanctuaire pour y purger des querelles sinistres. Surtout en période de fête et le jour solennel où, pour la première fois, la célèbre Mme de Peyrac, qu'il voyait chaque matin avec émotion passer devant chez lui, franchissait le seuil de sa porte. Il déplorait qu'elle y fût venue en la compagnie de ces « courtisans » aux façons desquels il ne s'habituait guère et s'inquiétait pour elle d'un colloque qui ne paraissait pas aimable.
– Madame et vous, Messeigneurs, c'est Noël. Vous vous devez de goûter le boudin que j'ai préparé moi-même, dans ma cave, en mêlant au sang des herbes parfumées de sauge et de serpolet, quelques grains de poivre moulu et des miettes du lard le plus blanc. Je l'ai fait rissoler aux oignons...
Brutalement, d'un revers de main, Vivonne faillit lui envoyer son plat sur le carreau. Mais Boisvite se méfiait et, bras levés, le mit à temps hors de portée.
Angélique adressa à l'hôtelier son plus gracieux sourire.
– Comme vous êtes aimable, Monsieur Boisvite ! Votre boudin sent délicieusement bon. J'en prendrai volontiers une portion.
Le cabaretier s'empressa, courut chercher sa plus belle assiette d'étain, offrit un gobelet d'alcool de pomme, un marc qui devait obligatoirement accompagner le boudin noir.
Il n'insista pas auprès des « courtisans » qui, manifestement, manquaient d'appétit. M. de La Ferté demeurait pâle et les autres n'avaient pas bonne mine non plus.
« Eh bien ! non ! elle n'est pas si sotte », se disait le duc inquiet. « Je comprends les craintes et la hargne d'Athénaïs... »
En face de lui, Angélique attaquait son boudin avec un plaisir évident. Le mélange alcool de prune et alcool de pomme contribuait à lui faire envisager d'une façon légère les événements.
– C'est moi-même qui ai apporté cette chemise à M. de La Reynie, expliqua-t-elle entre deux bouchées. En la tenant avec les précautions voulues, bien entendu.
Elle se demandait, à part elle, si en s'exprimant ainsi elle ne manquait pas de prudence et puis regardant vers le grand paysage immobile, elle se disait que ce n'était pas la peine d'être allée si loin pour continuer de trembler devant des fantoches, eux-mêmes compromis jusqu'au cou. Autant qu'ils sachent qu'elle avait des armes contre eux. Cela les amènerait peut-être à ne pas se croire les plus forts, à l'abri de l'impunité.
Tandis qu'elle réfléchissait tout en mangeant de bon appétit, le vieux comte de Saint-Edme ne la quittait pas des yeux et les coins de sa bouche fardée s'abaissaient dans une grimace d'amertume. Il commençait à se dire qu'il était très possible, en effet, que ce fût cette femme qui avait tué Varange, et il se souvenait des paroles du Bougre rouge : « Ne vous attaquez pas à elle. »
Angélique de son côté pensait à Versailles. C'était la seule chose qui, s'en aperçut-elle, séduisait son cœur dans ces retrouvailles peu affables. Entre leurs propos, l'air de Versailles et sa beauté rôdaient comme un rêve fluide, éblouissant, qui prenait une brillance poétique à être évoqué de si loin et sous de tels cieux... Elle ne pouvait s'empêcher d'évoquer le Roi, magnifiquement vêtu s'avançant parmi ses dames et s'arrêtant au sommet des marches du bassin de Latone...
– Mais, j'y songe, fit-elle soudain, vous allez pouvoir me renseigner, Monsieur de... La Ferté, je vous ai entendu répéter à l'envi que votre chère sœur n'avait aucune rivale dans le cœur du Roi. Pourtant, depuis mon arrivée à Québec, j'ai entendu prononcer à plusieurs reprises, par différentes personnes, un nom. Et qui serait celui d'un nouvel astre montant à l'horizon de Versailles : la marquise de Maintenon. Qui est cette dame et qu'en est-il du Roi à son sujet ? Pouvez-vous satisfaire ma curiosité et me dire ce qu'il faut penser de ces assertions ?
Vivonne retrouva des couleurs et se mit à rire comme un fou.
– Oh ! C'est une bonne plaisanterie !
Il la vit intriguée, ressentit une absurde satisfaction d'avoir pu l'intéresser.
« La curiosité des femmes », se dit-il, « est un des points vulnérables de leur défense. Une coquette accordera beaucoup en échange d'un petit renseignement inédit et il est plus facile de les séduire avec des ragots mondains qu'avec de beaux discours. »
– La marquise de Maintenon ! Oh ! C'est trop drôle !
– Pourquoi ? Qui est-ce donc ?
– Mais vous la connaissez.
– Vraiment ? Je ne me souviens pas.
– C'est une de vos anciennes amies, à Athénaïs et à vous. Elle est originaire de notre province du Poitou.
Il dut s'essuyer les yeux tant il avait ri. Puis il lui expliqua qu'il s'agissait de Françoise d'Aubigné, appelée communément « la veuve Scarron », une traîne-misère. Par obligeance pour leur amitié ancienne, Mme de Montespan lui avait confié la charge d'élever les bâtards qu'elle avait eus du Roi, ce qui n'avait pas été une sinécure pour la pauvre femme, car la naissance de ces enfants devant être tenue secrète, elle avait dû mener pendant plusieurs années une existence de conspiratrice.
Angélique en demeura bouche bée. La veuve Scarron ! L'éternelle solliciteuse qui, quotidiennement, présentait des placets au Roi, afin d'obtenir quelques subsides. Cet emploi de gouvernante avait été une aubaine pour elle.
– Et vous dites qu'elle est aujourd'hui marquise ? Marquise de Maintenon ?
– Le Roi lui a fait cadeau du douaire avec le titre, la terre de Maintenon dans les environs de Versailles. Sa Majesté a voulu récompenser Françoise Scarron de son dévouement à ses enfants qu'il aime beaucoup et de la discrétion dont elle avait fait preuve. Aujourd'hui, il en a fini avec les tracasseries de l'insupportable Montespan, le mari d'Athénaïs. Il a pu reconnaître ses bâtards et les nommer princes du sang. Mais de là à penser qu'il ferait de cette veuve prude et bigote sa maîtresse...
Vivonne s'esclaffa derechef.
– Non ! Certes non. Athénaïs ne la considérera jamais comme une rivale possible dans le cœur du Roi.
– Tant mieux pour Françoise. Cela lui épargnera un « bouillon d'onze heures », préparé par la blanche main de cette chère Athénaïs...
Chapitre 42
De retour chez lui, le duc de Vivonne eut une violente altercation avec ses sbires.
Dans un grand état d'excitation il avait commencé par leur dire qu'il voyait dans ces retrouvailles inouïes la plus grande chance de sa vie. S'il ramenait au Roi Mme du Plessis-Bellière, sa fortune serait faite et sa position inébranlable à jamais.
– Vous m'étonnez, fit remarquer le baron Bessart. Vous vous chargeriez d'amener au Roi une rivale pour votre sœur, Madame de Montespan ? N'a-t-elle pas déjà assez à faire pour écarter celles qui se présentent d'elles-mêmes sans que son propre frère s'entremette ? Vous voulez donc sa chute ?
– Vous ne comprenez rien. Il s'agit de contenter un caprice du Roi. D'autre part, cette femme, en exil, aspire à retrouver la Cour, à obtenir sa grâce. Sous mon égide, elle pourra au moins parvenir sans risque jusqu'à Versailles. Je suis quand même l'amiral de la flotte. Une chose est sûre : le Roi me sera reconnaissant.
– Le Roi peut-être, mais pas elle, dit Saint-Edme de sa voix grinçante. Je l'ai jugée mieux que vous. Elle n'est pas d'une sorte à sacrifier son intérêt à de la reconnaissance. Elle vous utilisera et vous jettera pardessus bord dès que vous lui aurez servi et que vous l'ennuierez.
– De qui parlez-vous ?
– De cette Madame de Peyrac ou du Plessis-Bellière. Vous vous laissez prendre à son regard vert et à ses airs innocents.
– Mais non ! Vous vous faites des idées, c'est une petite fille naïve qui parle à tort et à travers comme toutes les femmes.
– Cette histoire de chemise ?
– C'est vrai ! Mais ce qui est faux c'est quand elle prétend qu'elle l'a remise à La Reynie avec une lettre... C'est penser trop loin pour ces petites cervelles. Elle a inventé cela sur le moment pour que j'enrage. Si elle était rouée, elle n'aurait pas ainsi dévoilé ses batteries. Non ! Ce n'est qu'une jolie femme, très ambitieuse. Elle aime l'amour, la parure, les hommages, briller, faire pâlir d'envie ses rivales. Elle est comme toutes les femmes et le Roi en est fou. Voilà le point important.