– Alors La Reynie, ce serait vrai ?
– Oui, je le crains. Mais surtout elle a été l'amante de ce François Desgrez dont le renom est en train de monter.
– Desgrez ! s'exclama Martin d'Argenteuil, c'est le capitaine exempt qui a arrêté Marie-Madeleine de Brinvilliers. Il a agi avec une traîtrise machiavélique. Au couvent de Liège où elle se cachait, il s'est présenté sous le déguisement d'un abbé. Rien ne lui est sacrilège et il lui a joué le jeu de la passion. Enfermée depuis cinq ans parmi ces femmes, comment aurait-elle pu résister à celui-là, elle dont le corps brûlait sans cesse de désir ? Il lui a inspiré une confession écrasante pour elle, et l'a persuadée de fuir avec lui. Dès qu'elle a eu franchi l'enceinte du couvent, il l'a arrêtée... Et vous dites que cette femme a partie liée avec cet odieux personnage. C'est elle peut-être qui la lui a vendue ?
– Ah ! Cessez de nous entretenir avec cette vilaine histoire. Il est connu que les femmes se font prendre parce qu'elles font passer le cœur avant leurs intérêts... Le cœur, murmura Vivonne, songeur.
Il leur tourna le dos de dépit. Derrière lui Saint-Edme et Bessart échangèrent un regard. Ils étaient coutumiers de cette mimique où ils se demandaient leurs avis, se mettaient d'accord ou s'exprimaient silencieusement leurs opinions divergentes.
Cette fois, ils eurent le même sourire entendu. M. de Vivonne n'en ferait qu'à sa tête, mais eux, pour leur part, ne s'étaient pas leurrés sur le danger. Rien ne pressait mais il faudrait cependant ne pas tarder à tout mettre en œuvre pour minimiser l'influence de cette femme et l'empêcher à tout prix de revenir en France s'opposer à Mme de Montespan et peut-être gagner la partie contre elle.
Cinquième partie
Le bal de l'Épiphanie
Chapitre 43
Quant à Vivonne, il se trompait s'il s'imaginait que parce qu'ils avaient fait l'amour ensemble sur une galère, il pouvait se permettre avec elle des privautés. L'ennui, avec lui, c'est que selon son état de sobriété, il était disposé à se montrer entreprenant et vantard ou, au contraire, une relation acceptable et désireuse de ne pas attirer l'attention.
Nicolas de Bardagne se déclarait très satisfait de son emménagement de la « Closerie » du Grand-Voyer. Il ne pouvait se rendre en aucun point de la ville sans passer devant la maison de Ville d'Avray, et il prenait tous les prétextes pour attendre Angélique et l'accompagner ensuite en ville.
– Je vous en prie, lui dit-elle un jour, ne restez pas ainsi planté en faction devant ma demeure. Cela m'embarrasse et va faire jaser.
– Mais n'est-ce pas mon droit de me promener dans ce quartier où j'habite désormais ? De plus, je ne crois pas me montrer plus assidu que cet Indien qui, quotidiennement, plusieurs fois par jour, tourne autour de votre logis, y entre et en sort sans se donner la peine de s'annoncer, s'assied sur votre seuil pour y fumer son calumet et vous entreprend de discours dès qu'il vous aperçoit. Je ne vois pas pourquoi vous me refuseriez ce que vous accordez à ce sauvage ?
– Mais justement... Vous n'êtes pas un sauvage, mon pauvre ami !
Elle renonça à lui faire entendre raison. Il l'accompagnait dans ses emplettes.
Chez le tailleur-mercier de la Place Royale, ils rencontrèrent Eloi Macollet, essayant une veste de soie violette, sur ces longs gilets à fleurs qu'il affectionnait.
– J'ai promis à la Mère Bourgeoys d'aller visiter mon fils et ma bru pour le Nouvel An, dit-il à Angélique.
C'était vertu de sa part, car le vieux coureur des bois ne s'entendait pas avec le couple. Son fils, prétendait-il, lui faisait honte. Ç'avait toujours été un gros garçon mou et couard, ce qu'on pouvait bien considérer comme un signe de malchance car l'espèce en était rare au Canada. Il avait fallu que cela tombe sur Macollet, d'avoir un gamin qui ne grillait pas d'aller aux bois dès qu'il s'était tenu sur ses jambes et qui craignait, au point d'en avoir des cauchemars, de se faire faire la chevelure un jour par les Iroquois. « Ma tête scalpée lui faisait peur !... Et alors ?... On est du Canada ou on n'en est pas... »
Il fallait dire qu'Eloi Macollet avait été de cette génération de célibataires endurcis, mariés de force sous peine d'amende, d'excommunication et quelques autres sanctions.
Le temps de convoler avec une fille du Roy envoyée parmi une centaine d'autres par les soins de M. Colbert, de lui faire un enfant car il aurait été poursuivi et pénalisé si elle avait pu porter plainte que le mariage n'avait pas été consommé, et il avait disparu plusieurs années du côté des Grands Lacs, laissant la jeune immigrante se débrouiller avec son garçon à élever et une ferme plantée au milieu de deux arpents de large sur vingt de profondeur, sur la côte de Lauzon, rive sud du Saint-Laurent, derrière la pointe de Lévis. Bien qu'il fût revenu épisodiquement, femme et fils étaient restés pour lui de parfaits étrangers.
La femme était morte un jour, non sans avoir eu le temps de marier ce fils unique.
C'est là que les choses avaient commencé de se gâter pour le joyeux Macollet. À la suite de sa grave blessure de guerre, dans les environs de Montréal dont les soins de la Mère Bourgeoys l'avaient sauvé in extremis, il avait dû retourner chez lui et sa bru, Sidonie, s'était révélée une harpie et lui avait fait une vie d'enfer. Elle ne savait qu'inventer pour lui gâcher l'existence et l'empêcher de retourner aux bois, jusqu'à lui faire ôter son « congé » de traite pour avoir été porter de l'eau-de-vie aux sauvages. Il avait fini par retrouver sa liberté mais il était hors la loi, et c'était la caution de Peyrac retrouvé à Tadoussac qui lui avait permis de rentrer sans dommage dans sa ville.
Il se montrait bon sire en accomplissant une démarche d'amitié près de ce couple peu filial.
– Et puis, dit-il à Angélique, ils ont pour voisine une veuve qui me plaisait bien et dont j'ai appris qu'elle n'était pas remariée. J'en profiterai pour aller lui porter mes vœux.
– Je ne sais pas si cela était compris dans les recommandations de Mère Bourgeoys, fit-elle remarquer.
On rit. On plaisantait fréquemment le vieux Macollet sur sa verdeur. Il avait beaucoup de succès près des dames.
On le laissa à ses élégances.
Chez la personne appelée la Dentellière, il y avait grande presse. C'était à qui achèterait collerettes, collets, manchettes, garnitures. M. de Bardagne fit la moue et critiqua ce goût pour les dentelles, non par esprit d'austérité mais, disait-il, à Paris la mode se simplifiait. Cette débauche de lingerie au cou, aux poignets, à la taille, aux genoux, sentait son bourgeois de province.
Les paroles du gentilhomme intimidèrent les chalands, et on l'écouta avec considération. Quelques puristes qui se piquaient de vivre à l'heure de Paris restreignirent leur fringale de dentelle non sans crainte d'apparaître comme mesquins et désargentés à leurs compatriotes. Les autres continuèrent d'acheter « blondes et points de Venise » à tour de bras.
En prévision de la fête on envoyait coiffes, collerettes et dentelles à repasser, amidonner et tuyauter, chez les ursulines.
Bardagne, bien que son arrivée personnelle eût manqué d'éclat, éclipsée par celle de M. et Mme de Peyrac, plaisait aux gens. Il portait beau, avait de l'aisance et de la belle humeur.
Ville d'Avray avait repris sa gaieté, Banistère ne se manifestait plus. Le Basseur faisait traîner en longueur les procurations du procès. C'était le temps des fériés et demi-fériés pendant lequel on ne pouvait dresser un protêt, exiger un paiement ou effectuer un dépôt, établissant ainsi une trêve bienvenue aux affaires d'argent et de chicane.