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Honorine et Chérubin s'évertuaient à faire parvenir quelque provende au pauvre chien enchaîné sous l'arbre, mais les quatre garnements de Banistère lui en volaient la moitié.

La nuit de Noël, Angélique avait voulu faire porter le gâteau de la réconciliation à leurs irascibles voisins mais autant essayer d'approcher un repaire de loups. Malgré la nuit sainte, Banistère avait menacé d'abattre quiconque approcherait de sa hutte.

Ses enfants, les petits monstres, engoncés dans leurs capots bruns et gris, continuaient à sévir sporadiquement, dévalant avec leur caisse montée sur des patins dans la rue de la Closerie et fauchant tout le monde sur leur passage.

– Ce sont des intraitables comme il y en a dans toutes les villes, commentait Suzanne, une philosophie de la vie citadine qu'elle tenait peut-être d'un aïeul parisien.

Durant cette période Angélique alla quotidiennement chez Mlle d'Hourredanne. Sa sortie à la cathédrale l'avait tout à fait épuisée. Elle en avait des « tournements », disait-elle, et plaignait l'humanité de vivre communément dans une telle agitation. De plus, sa servante la délaissait, passant ses journées dans sa mansarde à lire une bible en anglais, qu'elle avait pu sauver l'ayant dans sa poche au moment de sa capture par les Abénakis.

Jessy était une puritaine des environs de Boston dans le Massachusetts, ville aux abords de laquelle les Canadiens avaient mené un raid exterminateur six années plus tôt. Elle tenait fermement à sa religion hérétique et la famille montréalaise qui tout d'abord l'avait achetée aux Abénakis s'était découragée de la prêcher pour qu'elle se convertisse. Sur le point de la renvoyer aux sauvages, son maître français l'avait prise en pitié et avait eu l'idée de l'expédier à Québec chez Mlle d'Hourredanne.

Il savait qu'elle n'affichait pas un prosélytisme outrancier. Elle s'accommoderait sans émotion d'une servante qui refusait de se laisser baptiser catholique et à laquelle elle n'aurait pas à donner de gages puisque c'était une captive. Or, chaque année, l'entourage était saisi d'une profonde surprise en voyant Jessy l'hérétique se préparer elle aussi avec ferveur à fêter la Noël. On avait toutes les peines du monde à admettre qu'elle célébrait la naissance du même enfant Jésus dont l'effigie de cire rose allait être couchée sur la paille dans la crèche de la cathédrale. Aussi, durant toute cette période messianique, avait-on tendance à regarder Jessy l'Anglaise comme une voleuse d'enfant, et qui pis est, d'enfant divin.

*****

Le matin du jour de l'An, par la ville on cria : Vive le Roi, et toute la mousqueterie répondit par salves.

La coutume était de se faire quelques cadeaux entre amis et entre époux.

Angélique, elle, trouva dans l'alcôve au chevet du grand lit un réchaud de faïence hollandaise imitée de la porcelaine chinoise, décoré de fruits, de fleurs et de grenades dans les tons bleu et orange. À l'intérieur, on tenait une grosse chandelle plate allumée, qui, faisant office de veilleuse, réchaufferait de ces breuvages, rhum ou vin chaud, qu'on serait bien aise de boire en se le partageant avant de s'endormir ou avant de se lever les froids matins. La tasse à chandeau à deux anses et à couvercle qui l'accompagnait était en vermeil, travaillé en relief avec des motifs floraux.

Suzanne apporta un jambon qui avait été fumé dans la vapeur du sirop d'érable. Elle avait amené ses enfants : Pacôme, Jean-Louis, Marie-Clarisse et un tout petit au grand nom : Henri-Auguste.

Entre le jour de l'An et l’Épiphanie, la semaine fut occupée surtout par la fièvre qui s'empara de tous ceux et celles qui étaient conviés et assisteraient au grand bal de l’Épiphanie, lequel aurait lieu au lendemain de la fête liturgique.

L’Évêque fronçait les sourcils.

Le comte de Peyrac et sa femme se rendirent eux-mêmes au grand Séminaire porter leur invitation à Monseigneur. Sa présence garantirait la bonne tenue des réjouissances, dirent-ils. Monseigneur accepta.

La Polak, ou plutôt Mme Gonfarel, tenancière de la prospère auberge Le Navire de France, refusa catégoriquement. Rien ne put l'en faire démordre, ni les adjurations d'Angélique ni la visite personnelle que lui rendit Joffrey de Peyrac. Le grand seigneur et la verte matrone s'entendirent fort bien, mais la Polak resta sur ses positions. « Ce n'était pas sa place », disait-elle.

– Ta place à Québec est partout et tu le sais bien, lui dit Angélique.

Mais l'ancienne héroïne de la Cour des Miracles secouait la tête. Sa place, elle était à Paris de l'autre côté de la Seine, les pieds nus dans la vase, c'était à la vieille Tour de Nesle croulante où se réfugiaient les bandits et les rats, et non pas en face, au Louvre. Elle résista à toutes les supplications.

*****

Un phénomène, que personne ne remarquait excepté Mlle d'Hourredanne qui était là pour noter les impondérables invisibles à d'autres yeux que les siens, se développait ingénument parmi la société québécoise. D'autant moins décelé que le Canada n'en était point coutumier, car les gens y étaient de nature méfiante, critique, et peu portés à s'enthousiasmer sur son voisin.

Il se répandit comme une sorte de goût de se faire remarquer par M. le comte de Peyrac et, dans une moindre mesure, mais aussi avec beaucoup de plaisir, par Mme de Peyrac. S'attirer un sourire de l'un, un mot de l'autre, suffisait à ravir comme des enfants les personnes les plus rassises.

Entre les dames, il y avait rivalité à savoir qui d'entre elles pourrait rapporter mots ou paroles échangés avec le comte de Peyrac au hasard de la journée, et la plus minime considération de sa part donnait lieu à des discussions pointilleuses. Pourquoi avait-il ri avec Mme Le Bachoys et non pas avec Mme de Beaumont ? Pourquoi s'était-il attardé avec Mme de Mercouville, alors qu'il traitait légèrement la jolie Bérengère-Aimée qui se donnait tant de mal pour s'en faire remarquer ? Et enfin, pourquoi visitait-il avec un apparat d'ambassadeur la dame Gonfarel du Navire de France, alors que tant de femmes distinguées étaient prêtes à lui ouvrir l'intimité de leurs boudoirs ?

Cela prenait des proportions qui rappelaient les moments de tension régnant à Versailles parmi les courtisans lorsque le Roi accordait un « tabouret » à l'une des dames, qui désormais aurait l'insigne honneur de s'asseoir parmi les élues devant lui lorsque d'autres resteraient debout, ou le fameux « Pour » inscrit au-dessus de la porte du logement affecté aux invités du Roi quand la Cour séjournait à Versailles. Toute la différence était dans le « Pour »... « Pour monsieur le marquis, etc. », mot qui jetait en transes le plus blasé des gentilshommes lorsqu'il s'en voyait bénéficiaire. Être remarqué ! Remarqué par le Roi ! Par le Prince !

Les perruquiers étaient médiocres. Il n'y avait pas parmi eux de génie capable, comme M. Binet, perruquier du Roi, de composer pour les dames des coiffures seyantes et nouvelles. Binet était et resterait longtemps le seul grand artiste capillaire. À Québec, comme ailleurs, les dames s'entraidaient, et l'on trouvait toujours parmi elles ou leurs caméristes une artiste aux mains habiles que, le grand jour venu, tout le monde s'arracherait. Delphine et Henriette, qui avaient coiffé Angélique pour son entrée à Québec, furent très demandées. Il leur restait au moins quelque chose de positif de leur emploi près d'Ambroisine. Mais la personne la plus réputée en la matière se révéla être Bérengère-Aimée Tardieu de La Vaudière. Comme elle aimait se faire apprécier et se rendre indispensable, elle eut pour le bal une véritable liste de « clientes » qui se succéderaient depuis l'aube, entre ses mains, le jour fatidique. Elle voulut commencer par Angélique et vint dès matines, avec ses fers et ses réchauds, des rubans, des bâtons de bois pour rouler les boucles et tout un assortiment de peignes, de brosses et d'épingles.