– Dieu que je vous envie d'être si belle ! soupirait-elle, en tournant autour d'elle, retouchant d'un doigt qu'il fallait reconnaître habile et inspiré une mèche par-ci, un frison par-là. Que je vous envie aussi d'avoir un époux aussi séduisant. Quel homme magnifique !
– Croyez bien que je partage votre avis et suis fort aise de vous l'entendre énoncer. Mais, ma chère, il me semble qu'en fait d'époux, vous n'avez rien à envier aux autres. Monsieur de La Vaudière est à coup sûr le plus bel homme de la ville.
– Lui ? fit Bérengère d'un air dubitatif et comme si elle s'avisait pour la première fois de la beauté évidente de son jeune mari. Eh bien, sachez que je ferais volontiers l'échange avec le vôtre.
Était-ce naïveté ou rouerie de la part de la jeune femme lorsqu'elle se rendait au château de Montigny à la nuitée pour se faire ensuite raccompagner par Joffrey – cette fois elle ne venait pas en carrosse – et était-ce vraiment le hasard qui l'amenait quotidiennement dans les demeures qu'il fréquentait ou qui la plaçait sur son passage dans les rues qu'il parcourait ? Il est vrai que c'était une ville tellement étroite, tellement ramassée sur elle-même.
Jusqu'ici elle avait évité la maison de Ville d'Avray, et Angélique ne l'y avait pas conviée.
Il avait fallu cette conjoncture de la fête pour qu'elles se réunissent et même si elle était satisfaite de se trouver bien coiffée, Angélique n'était pas certaine que Bérengère fût venue sans intention. En apparence, c'était touchant, cette admiration qu'elle professait pour leur couple. Angélique aurait préféré qu'elle fût moins admirative et plus mesurée dans ses transports auprès du comte de Peyrac.
Elle-même était-elle insensible à l'attention, parfois dévotieuse, toujours admirative, qui se tissait autour d'elle et qui était leur climat naturel à elle et à lui ? Car ils n'étaient pas nés pour marcher dans la foule, mais pour être regardés, suivis.
Les Nouveaux-Français avaient le cœur chaud. C'était là une parenté de sentiments qu'Angélique et Joffrey de Peyrac pouvaient partager avec eux. Revenus de mille hasards cruels, ils aimaient à plaire et à se faire aimer et n'en dédaignaient pas le don lorsqu'il se présentait.
On aurait pu dire en ce début d'année qu'ils avaient trop d'amis. Et Angélique commençait à déplorer de ne pouvoir les cultiver tous.
Si les ennemis avaient en apparence désarmé, cela ne voulait pas dire qu'ils avaient tous capitulé. Mme de Castel-Morgeat continuait à se montrer ouvertement hostile. Mais c'était une adversaire envers laquelle Angélique éprouvait de la pitié. Elle n'était pas aimée. Les Canadiennes de souche lui reprochaient de se mêler des affaires de la colonie auxquelles elle ne comprenait rien, malgré plusieurs années de séjour. Il y avait en elle une sorte de gaucherie native qui la faisait agir à contretemps. Or, M. de Castel-Morgeat n'était pas un saint. Il se consolait donc en se montrant l'un des clients les plus assidus des cabinets galants et discrets que la dame Gonfarel entretenait dans les arrières de son établissement, véritable caravansérail dans les dédales duquel la police et les dévots auraient eu quelque peine à venir mettre le nez. La rumeur publique excusait M. de Castel-Morgeat tant l'attitude de son épouse inspirait la réprobation.
La façon outrée dont elle avait défendu son confesseur le Père d'Orgeval l'avait ridiculisée. En fait, on ne lui connaissait qu'un seul véritable attachement, son fils bien-aimé : le bel Anne-François. Or, là aussi, elle jouait de malheur. Le retour des bois du jeune aventurier qu'elle avait tant attendu s'était accompagné de péripéties désastreuses desquelles le jeune homme lui tenait rigueur. Comble d'amertume, devenu pendant son voyage l'ami de Florimond de Peyrac, il logeait avec celui-ci au château de Montigny où les deux vaillants explorateurs, encouragés par le comte de Peyrac, travaillaient en compagnie de M. d'Urville et du géomètre Fallières à établir les cartes et les relevés du voyage qu'ils avaient accompli de concert depuis les Grands Lacs.
Enfin, s'il avait fallu mettre le comble à tous les griefs que Sabine de Castel-Morgeat avait accumulés contre Angélique, on aurait pu lui faire remarquer que ce fils adoré nourrissait la plus grande admiration, et à vrai dire un sentiment passionné, envers celle que sa mère considérait comme une rivale haïssable.
Angélique souriait de cet engouement de jeune homme, et ne s'en souciait pas tant que les manifestations de cet amour qui hantait le cœur et l'imagination d'Anne-François ne dépassaient pas les limites d'un dévouement empressé à la servir dès qu'il en avait l'occasion et l'éloquence de son beau regard noir lorsqu'il se posait sur elle. Mais elle reconnaissait que cela n'arrangeait pas les choses entre elle et Sabine de Castel-Morgeat.
Les dames de la Sainte-Famille tenaient Sabine en quarantaine depuis le coup de canon. Après délibération, on ne l'avait pas tout à fait exclue de la sainte confrérie. Mme de Mercouville avait dit à Angélique qu'on lui avait laissé la liberté de visiter ses « pauvres honteux », c'est-à-dire les pauvres ou miséreux qu'on a tendance à oublier ou qui risquent d'être négligés parce qu'ils ne se plaignent jamais par fierté ou par timidité. Mme de Castel-Morgeat avait ainsi quelques personnes et familles qu'elle secourait discrètement. On n'avait pas osé lui interdire de continuer à s'en occuper parce qu'elle tenait beaucoup à ses bonnes œuvres, mais plus par orgueil et ostentation que par charité profonde. « ... Et puis elle est si maladroite et si malgracieuse que même ceux qu'elle oblige la redoutent... », avait soupiré Mme de Mercouville.
Angélique avait l'esprit de justice et fut poussée à prendre sa défense. À son avis Mme de Castel-Morgeat se montrait désagréable parce qu'elle était méconnue et malheureuse en ménage. Personne ne reconnaissait son réel dévouement. De plus, Angélique ne partageait pas l'opinion de ces dames que Sabine était laide. Versailles l'avait dressée à reconnaître d'un coup d'œil les atouts que possède une femme et dont elle pourrait à l'occasion tirer parti. Elle pensait qu'à la Cour Mme de Castel-Morgeat, avec sa bouche régulière, sa poitrine qu'on devinait sculpturale malgré les bustiers et les guimpes dont elle la sanglait, ses yeux noirs à la fois andalous et tragiques, aurait fait plus qu'attirer l'attention. Elle aurait plu. Mais elle n'était pas à sa place à Québec, elle n'avait pas su se faire apprécier.
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Le jour de l’Épiphanie, ce furent encore les soldats qui, ayant été désignés pour faire le pain bénit, firent retentir les tambours et les flûtes et vinrent ainsi à l'offrande et s'en retournèrent de la sorte à la fin de la messe.
L'après-midi, il y eut théâtre au Séminaire. La séance groupait les enfants des différentes écoles, les jeunes filles et jeunes gens des confréries.
Pour encourager les enfants et les jeunes artistes, Angélique alla les applaudir, malgré l'approche du bal qui aurait lieu le soir et toutes les personnes de la bonne société firent de même. La salle était bondée. Le spectacle très vivant. L'un des acteurs qui représentait le Christ attira l'attention et on se passait son nom ainsi que ses coordonnées. C'était un enseigne du régiment en place, cadet de famille, que l'impécuniosité de sa famille avait contraint à embrasser la vie militaire, mais il avait fait de solides études et gardait, dans cette rude vie de soldat, le goût des bonnes œuvres. Il s'était proposé au Séminaire pour donner aux enfants des cours de mécanique en échange pour lui-même des cours de théologie et de philosophie qu'on pouvait y entendre. Maigre, barbu, il jouait le rôle du Christ avec tant de conviction et de bonté que lorsqu'un horrible diable fourchu entra en scène, les Indiens qui se trouvaient au premier rang se précipitèrent en poussant des cris dans les bras du jeune enseigne pour lui demander protection. Angélique remarqua avec plaisir que Delphine du Rosoy avait contribué avec beaucoup de diligence et de savoir-faire à monter ce spectacle. Elle jouait un rôle de sainte femme et donnait la réplique au jeune enseigne d'un ton juste et bien posé qui lui attira les applaudissements.