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À l'entracte, Angélique rencontra Henriette, l'une des Filles du Roy, compagne de Delphine. Elle servait de demoiselle de compagnie-chambrière à Mme de Beaumont. Elles échangèrent quelques mots.

– Je suis contente, dit Angélique, de voir que Delphine semble participer avec goût aux œuvres de la paroisse.

– Elle a repris courage depuis que vous lui avez parlé, approuva Henriette.

– Ne pourrait-elle s'entendre avec ce jeune enseigne qui semble joyeux compagnon, dévoué aux sauvages et désireux de s'élever en s'instruisant. Ils me paraissent tous deux en accord de goût et d'âge.

Henriette secoua la tête d'un air pénétré.

– Non... ce n'est pas possible. Delphine ne voudra jamais... Elle a un secret.

Estimant qu'elle en avait trop dit, elle crut préférable de confier ce secret à Mme de Peyrac qui pouvait comprendre. Penchée à son oreille, Henriette murmura :

– Elle est amoureuse du gouverneur.

– Du gouverneur ? fit Angélique en tournant la tête du côté de Frontenac. Mais elle est folle...

– Pourquoi ? Moi je la comprends. C'était un bien bel homme et qui s'est montré bon pour nous, pauvres naufragées.

– De qui parles-tu donc ?

– De notre gouverneur à nous, M. Paturel. Celui de Gouldsboro. C'est pourquoi elle était contente l'autre jour. Elle garde l'espoir que vous la ramènerez à Gouldsboro.

– Mais... c'est impossible ! C'est un projet stupide !

– Pourquoi donc ? Monsieur le Gouverneur est célibataire et il n'est pas si vieux que cela ! Elle serait une bonne femme pour lui...

On claqua des mains et les chandelles furent soufflées sauf au bord de la rampe. Les acteurs revinrent en scène.

« Colin ! pensait Angélique. Jamais ! »

Elle avait eu raison de se méfier de Delphine, cette eau dormante... Colin, marié à une jeune femme qui lui préparerait des petits plats, l'entourerait de soins et se rengorgerait d'être l'épouse de ce superbe et entreprenant gouverneur ! Inimaginable... Pourquoi pas, après tout ? Non, ça jamais !

Elle ne put aller plus loin dans ses réflexions. Par mégarde, dans l'obscurité, elle s'était assise près de Mme de Castel-Morgeat et lorsque celle-ci s'en avisa, elle se dressa toute droite et bouscula tout le monde pour la fuir.

Les choses en étaient là.

Or, elles allaient changer. Et ce, dès le soir même, sans que rien eût pu le laisser prévoir. Surtout après cet éclat au théâtre du Séminaire. On attendait le pis. En tout cas, pas à voir Mme de Castel-Morgeat baisser pavillon. Car si la plupart des personnes en cause avaient assez de maîtrise mondaine pour faire contre mauvaise fortune bon cœur dans une rencontre déplaisante, on savait qu'avec Sabine de Castel-Morgeat il ne fallait rien espérer, puisque même quand elle était bien disposée elle amenait, dans le cercle le plus jovial, une sensation de contrainte qui ternissait tout esprit de liesse.

On la savait ce soir plus que jamais hors d'elle. Pendant le bal, la compagnie pouvait s'attendre à ce qu'elle allât d'un groupe à l'autre, jetant au passage une observation déprimante ou qu'elle vît dans la plus innocente réflexion une allusion malveillante destinée à la blesser.

Les invités n'étaient pas sans appréhension. Il faudrait bien accepter que Sabine soit présente puisqu'elle habitait le château Saint-Louis, mais l'on fit des plans à l'avance pour réduire ses interventions. Le joyeux Ville d'Avray et l'aimable Gaubert de La Melloise avaient promis de « s'en occuper » s'ils la voyaient s'aigrir.

– Je la ferai boire, dit Ville d'Avray qui aimait les défis. Avec moi elle ne sera que douceur.

Mais rien n'était moins sûr.

C'était une femme d'Aquitaine, elle aussi. Espèce à laquelle on ne passe pas le licou facilement.

Tels étaient donc les prémices et les pronostics quelques heures avant l'ouverture de ce bal, sur le sujet particulier de la petite guerre entre Mme de Peyrac et Mme de Castel-Morgeat.

Aussi serait-ce avec une sorte d'émerveillement incrédule que l'on verrait au cours de la soirée Mme de Peyrac et Mme de Castel-Morgeat se tenant par le bras avec une amitié digne mais certaine, allant même s'asseoir à l'écart et converser avec le sérieux qui préside aux franches explications. Enfin, et c'est là que le miracle prendrait des proportions non seulement inespérées, mais tout à fait inimaginables, on verrait Mme de Castel-Morgeat se transformer subitement et aller par les salons, faisant montre d'un entrain, d'un enjouement et d'un esprit confondants qui, après avoir causé de la stupeur, ne contribueraient pas peu à faire de ce bal de l’Épiphanie une soirée inoubliable. Mais personne ne saurait jamais ce qui s'était passé.

*****

Qui recevrait les invités au seuil du château Saint-Louis ? La question avait été longuement débattue les jours précédents et l'on avait proposé : soit M. de Frontenac assisté de Mme de Castel-Morgeat ? soit M. de Frontenac assisté de Mme de Peyrac ? soit M. et Mme de Peyrac ? ou M. de Frontenac et M. de Castel-Morgeat ainsi que l'intendant ?... En désespoir de cause, Frontenac consulta le marquis de Ville d'Avray pour régler cette question de préséance. M. Gaubert de La Melloise en prit ombrage. Tous deux étaient rivaux comme conseillers d'étiquette. Angélique fut soulagée d'apprendre qu'ils avaient mis au point, puisque la saison était dominée par les traités d'alliance, un accueil mené conjointement par les deux représentants de ladite alliance : M. de Frontenac et M. de Peyrac.

Toutes les personnes arrivant au château seraient ainsi reconnues et reçues par eux et pourraient leur faire leur compliment sans avoir à les chercher dans la foule. Les chambellans attendraient ensuite pour guider les arrivants vers les tables garnies de rafraîchissements.

Angélique pouvait ce soir jouer le rôle d'invitée. Elle en remercia le ciel. Elle partit incertaine d'avoir choisi la robe qu'il fallait. Elle n'avait pas voulu de la robe d'or, l'une des trois que Joffrey lui avait proposées pour son entrée à Québec. C'était déplacé. Beaucoup trop somptueux. Cette robe serait pour... marcher au-devant du Roi. Peut-être un jour ? Pour l'instant, elle demeurait encombrante comme un morceau de soleil.

Sur le point de revêtir la robe de velours rouge, elle n'avait pas les épingles à tête de diamants qui fixaient le corsage. Leur absence ôterait à la toilette de sa magnificence. La robe rouge avait quelque chose d'un peu espagnol qui ne lui seyait pas, surtout ce soir-là où elle se trouvait les traits tirés, les yeux battus. Puis, elle apprit que Joffrey revêtirait son costume rouge dans lequel, avec sa chevelure et ses yeux sombres, il avait l'air d'un Méphisto et cela la décida à rejeter pour elle, sans appel, un ensemble qui était d'un rouge différent, plus franc, le rouge des blondes, et dont le rapprochement nuirait à la présentation de leur couple.

Tant pis ! N'ayant plus le temps d'atermoyer, elle s'était décidée pour la robe bleu pâle, qu'elle avait portée le jour de l'arrivée. On l'avait trouvée belle, et ainsi, elle n'éclipserait personne, laissant aux autres femmes, cette fois, le plaisir d'exposer des toilettes nouvelles. Elle pesta une fois de plus contre les difficultés de s'habiller avec la seule aide de Yolande, maudit une fois de plus le Roi de France, responsable de la cicatrice qui l'empêchait de dévoiler aux lumières un dos qu'elle savait, pour l'examiner dans le miroir, plus que jamais exemplaire et fait pour attirer l'œil illuminé, voire troublé de ses admirateurs et de ses amoureux. Enfin elle partit le front étreint d'une migraine.

Pour s'encourager elle pensa à ceux et celles qui allaient l'accueillir tout à l'heure, et bien sûr, les plus dévoués, Loménie, Ville d'Avray, Carlon, Frontenac... et l'évêque lui-même qui n'était pas mécontent d'échanger quelques réflexions avec elle.