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– Parlez maintenant, dit Angélique. Si je comprends bien, vous vous trouviez à Toulouse lorsque j'y ai été conduite pour épouser Monsieur de Peyrac.

– Oui. J'avais vingt ans. Ma tante, Carmencita de Mordorés, m'avait emmenée comme suivante. Je quittais pour la première fois mon vieux château béarnais. Ma famille est d'origine cathare. C'est-à-dire que j'avais vécu jusque-là de façon austère. Et tout à coup, en arrivant au Palais du Gai Savoir à Toulouse, je découvrais toutes les beautés et les plaisirs du monde, un luxe inimaginable, les charmes de l'esprit, de la poésie, la riche culture intellectuelle de mon pays, une licence amoureuse que ces déploiements paraient d'une sorte de vertu, celle d'honorer la créature humaine et de répondre aux vœux de son Créateur qui la voulut heureuse. Comment ne pas être fascinée ? Et surtout par celui qui ordonnait cette fête perpétuelle : Joffrey de Peyrac de Morens d'Irristru, le grand seigneur qui régnait sur Toulouse. Il avait déjà la stature qu'on lui retrouve aujourd'hui mais plus méphistophélique un peu effrayant. Il accentuait ce côté provocant parce qu'il était né pour être le premier homme de sa province et tout le monde le sentait.

« Ma tante Carmencita était folle de lui. Elle avait trente ans et avait toujours mené une vie dissolue C'est pourquoi elle me considérait de haut. Il faut reconnaître qu'elle était intelligente et cultivée. Pourtant, je crois qu'il s'est assez vite lassé d'elle et par deux fois, elle s'était enfuie en Espagne puis était revenue. Moi, je réussissais entre-temps à demeurer à Toulouse.

– Je me souviens d'elle, maintenant. Carmencita cette folle qui, déguisée en nonne hystérique, a témoigne plus tard au procès de Joffrey, l'accusant de l'avoir envoûtée.

– Pour se venger de lui et de ses dédains. Vous comprenez maintenant pourquoi j'éprouve à votre égard tant de rancune.

– Prenez-vous donc tellement fait et cause pour votre tante ?

– Non, mais moi aussi j'étais concernée. Moi aussi j'étais amoureuse de lui..., dit Sabine avec véhémence

Elle haussa les épaules et poussa un profond soupir

– Qui ne l'était pas ?

– Comment ne serais-je pas tombée follement amoureuse de lui, poursuivait Sabine de Castel-Morgeat, moi, jeune fille de vingt ans, qui n'avais jamais rêvé et découvrais le sentiment d'aimer pour la première fois. À Toulouse, ma tante m'entretenait sans cesse de lui... Il parlait d'amour dans les assemblées Il chantait selon la tradition des troubadours. On l'appelait : le Magicien...

Mme de Castel-Morgeat parlait dans un rêve ramenée a ces jours anciens de bonheur dont le souvenir avait alimenté les songeries de son existence morne.

Elle-même, Angélique, ne se sentit pas en état de l'interrompre. Elle recommença d'avoir très mal à la tête et éprouva de la peine à rassembler trois pensées cohérentes.

– Quel coup de tonnerre dans un ciel si bleu, reprit son interlocutrice, lorsqu'on apprit que le Magicien qui ne comptait plus ses succès féminins avait décidé de se marier. Lui ! Lui ! Lui qui ne redoutait pas de laisser entendre qu'il appartenait à toutes et que toutes lui appartenaient. On parla au début d'une alliance avec une famille de haut lignage et d'une très jeune fille, et je me persuadais qu'il s'agissait de moi car je savais qu'il m'avait remarquée et me considérait avec intérêt. Je me taisais devant ma tante qui, vous le devinez, était dans une inquiétude mortelle. Il ne s'était pas préoccupé de lui donner les raisons de son geste. Elle craignait de voir la fin de son règne. Pour ma part, je vécus quelques jours de folle espérance. Puis le couperet tomba. Ce fut la certitude qu'il s'agissait d'une étrangère. Elle venait du Poitou. Il ne l'avait même pas choisie parmi les jeunes filles de sa province... Et nous allâmes en cortège au-devant de vous...

Angélique regardait Kouassi-Bâ debout devant elle avec son turban à aigrettes et son costume oriental. Il lui présentait une tasse de café sur un plateau d'argent.

À sa vue troublée, il était le même que le grand esclave qu'elle avait connu pour la première fois à Toulouse, et que les paroles de Sabine venaient d'évoquer.

– ... Vous pouvez sourire, fit remarquer Sabine, amère, que de cœurs ont perdu tout espoir en vous apercevant... Pour ma part, j'ai tout de suite compris qu'il allait se passionner pour vous. Vous étiez si jolie... Si jolie ! Et, en effet, tout a changé à partir de votre arrivée... J'assistais aux colères impuissantes de ma tante dépossédée. Elle était folle de rage... Si elle-même avait perdu ses chances, alors que pouvais-je espérer, moi ?... Qu'il vous ait épousée, ce n'était rien. Mais il apparut bientôt aux yeux de tous qu'il s'était mis à vous aimer...

Elle baissa la tête d'un air accablé.

Kouassi-Bâ était revenu vers elles avec un petit trépied de bois de fer chinois sur lequel il vint déposer à nouveau son plateau et sa cafetière de Damas, accompagnés cette fois d'une seconde tasse pour Mme de Castel-Morgeat. Mais celle-ci repoussa l'offre.

– Non ! Cela me rappellerait de trop cruels et délicieux souvenirs.

Angélique, sans insister, but sa seconde tasse de café et se sentit revivre. Kouassi-Bâ avait préparé le breuvage comme elle l'aimait, l'avait bien sucré et y avait ajouté quelques grains de coriandre.

– Kouassi-Bâ, merci à toi, mon ami ! Tu m'as ressuscitée.

– Le maître s'inquiétait, dit le serviteur. Il m'a envoyé te porter du café.

Levant les yeux, Angélique aperçut de loin Joffrey de Peyrac qui regardait dans leur direction. Dans son habit rouge sombre aux reflets de braise qui brillait à chacun de ses mouvements, il était grand, peut-être moins méphistophélique, comme disait Sabine de Castel-Morgeat, mais toujours attirant et un peu inquiétant, même s'il cherchait moins qu'autrefois à provoquer, contraint à plus de ruse et de prudence.

« Il n'a pas changé... »

– Il n'a pas changé, murmura en écho la voix de Sabine de Castel-Morgeat. Il est toujours le même, surtout quand il s'agit de retenir une femme, de la séduire... Et cette femme, c'est vous. De vous rien ne lui échappe, il devine tout... Voyez... Nous parlions... Mais de loin il a remarqué que vous étiez émue, peut-être mal à l'aise... Et il a envoyé Kouassi-Bâ vous porter du café. Où qu'il aille, si vous êtes présente, il vous regarde sans cesse... Personne ne s'en avise... Même pas vous. Mais moi, je le vois... Et ce qu'il a dans ses yeux quand il vous regarde me transperce le cœur. Après tant d'années ! J'aurais espéré, au moins, que le temps me vengerait... Mais il n'en est rien !... Vous avez toujours eu de la chance.

– De la chance, c'est selon.

La porte du passé se referma avec un bruit sourd et elles se retrouvèrent au Canada.

– Vous êtes-vous fait reconnaître de lui ? s'informa Angélique, car Joffrey ne lui avait parlé de rien.

Mme de Castel-Morgeat eut un rire qui ressemblait à un hennissement désenchanté.

– Cela jamais... Je n'ai rien dit et lui ne pouvait pas me reconnaître. Qu'il m'ait remarquée autrefois, cela est certain. J'étais grande et belle. Mais maintenant, je suis vieille et déchue. Tandis que lui est resté le même : magnifique. Et vous aussi. Votre entrée à Québec valait bien celle de Toulouse.

– Sauf que nous avons, comme vous, quelque vingt ans de plus.

– Pas vous ! Vous, vous êtes une créature de vie et de bonheur. Tandis que moi je suis devenue cette femme sans séduction...

– Ah ! Ne recommencez pas, Sabine ! Je vous en prie...

À ce moment le duc de Vivonne sortant de la foule se dirigea vers elles. C'en était trop.

– Savez-vous ce que vous allez faire, Sabine ? fit-elle en se tournant vers Mme de Castel-Morgeat d'un air inspiré. Vous allez avoir l'occasion, ce soir, de vous venger de moi, de m'écarter, de m'effacer, de me rejeter à mon tour dans l'ombre, au point qu'on m'oubliera et qu'on ne verra plus que vous... Je ne serai pas brillante ce soir. Vous connaissez les raisons de ma défaillance et ce ne sont pas les révélations que vous venez de me faire qui contribueront à me remettre d'aplomb. Alors, saisissez l'occasion et rendez-moi service en même temps. Délivrez-moi de ce duc de La Ferté qui m'obsède. J'ai mes raisons de ne pas l'aimer. Écartez-le. Retenez son attention. Une femme habile doit pouvoir y parvenir... Qui sait ? À vous découvrir une vraie femme d'Aquitaine, mon mari vous reconnaîtra peut-être.