– Vous êtes étonnante ! fit Sabine.
Mais elle était piquée au vif et elle se leva subjuguée, tandis qu'une nuance rose montait à ses pommettes. Elle jeta à Angélique un dernier regard indécis.
– Surprenez-le ! s'écria celle-ci. Surprenez-les tous.
Mme de Castel-Morgeat marcha au-devant de M. de La Ferté et du comte de Saint-Edme avec audace. Elle les entraîna aussitôt vers les buffets et ils ne purent résister à son empressement sans risquer de se montrer grossiers.
Angélique soupira d'aise.
Bardagne vint s'asseoir auprès d'elle. Presque tout le monde était arrivé et l'on commençait à s'étonner de ne pas la voir dans les salons.
– Le traité que je viens de passer avec Madame de Castel-Morgeat méritait une éclipse, expliqua-t-elle. Les hommes sont accoutumés à prendre plus de temps dans ce genre de travaux pour moins de résultats. Nous autres femmes nous avons nos méthodes. La vie est amusante, ne trouvez-vous pas ?
– Qu'a-t-elle d'amusant ?
– Eh bien ! Je suis là, vous êtes là ! Le passé et le présent se mêlent.
Elle se leva, posa la main sur le poignet qu'il lui tendait, et ils revinrent tous deux vers les salons. Bardagne ne regrettait plus d'être à Québec. Le monde, sa vie s'arrêtaient là.
La soudaine exubérance de Mme de Castel-Morgeat avait donné un regain d'ardeur à l'entrain général. Et des plus jeunes aux plus âgés, tout le monde parlait, se présentait, s'exclamait, et l'on commençait de danser.
*****
Cette veuve au beau visage qu'on appelait la Dentellière et que courtisait le baron de Vauvenart était venue, se joignant à quelques dames comme elle appartenant aux premières familles de la colonie. Celles qui avaient partagé entre elles le premier pain du premier blé. Ces grandes familles, la plupart très riches aujourd'hui, composaient une aristocratie qui ne frayait guère avec les nouvelles couches d'immigrants.
Vauvenart, sanglé dans un habit de velours prune, le manteau à collet sur l'épaule et l'épée au côté, put lui faire une cour empressée. Il éclatait de satisfaction.
Au cours de la fête, chacun ayant beaucoup bu de part et d'autre, le marquis de Ville d'Avray dit à Vauvenart, avec une moue :
– La Dentellière ! Vous auriez pu mieux choisir.
Le seigneur acadien faillit avoir une attaque.
– Qu'est-ce que vous dites ? balbutia-t-il, cette femme est admirable !
– Mais elle est la mère de Nicolas Carbonnel, le greffier. Ne le saviez-vous pas ?
En effet, ce fut une surprise pour beaucoup. On n'imaginait pas le greffier du Conseil Souverain ayant une mère et surtout une mère faisant de la dentelle.
Mais Carbonnel était là également avec sa femme – car il avait aussi une épouse – et, en dehors de ses fonctions, il se révélait fort disert, contant de bonnes histoires, et vers la fin de la soirée on avait oublié qu'il était le greffier hargneux, distribuant des amendes.
Après la Dentellière était arrivée Mme Le Bachoys.
La Polak disait que Mme Le Bachoys était une « drôle ». Elle n'en disait pas plus d'ailleurs car Mme Le Bachoys avait le talent d'inspirer de l'estime et même une affection indulgente à tous. On l'appelait « la consolation des affligés... » ou « l'auberge accueillante ».
Les plaisanteries n'allaient pas plus loin.
Elle s'habillait en dépit du bon sens. Elle disait que, dans les affaires galantes, les vêtements étant faits pour être ôtés, elle ne voyait pas pourquoi il fallait leur accorder tant d'importance auparavant.
Elle faisait refaire les toilettes qu'on lui apportait de France. On aurait dit qu'il fallait absolument qu'elle se rapprochât le plus possible des nippes à la mode d'Henri IV que sa grand-mère qui l'avait élevée lui avait fait endosser en sa jeunesse et dont elle déclarait qu'elle s'était trouvée fort bien. Ayant eu dès l'âge de seize ans plus qu'il ne fallait de soupirants, elle ne voyait aucune nécessité à abandonner une mode qui lui avait si bien réussi.
Elle vint au bal de l’Épiphanie avec son éventail de dindon sauvage dont elle ne se séparait jamais, portant une « fraise » ronde godronnée sur une robe violette qu'elle avait fait regarnir de passementeries.
Cela n'était rien encore. La couleur lui aurait assez bien convenu si elle n'avait pas couvert son visage rebondi de fards généreux.
Au milieu de tout ce rouge, ses beaux yeux bleus, tendres et rieurs, avaient comme une gentillesse encore plus grande et l'ensemble donnait surtout envie de lui sauter au cou et de l'embrasser avec attendrissement.
Mme de Mercouville essaya en vain de l'attirer dans un coin pour lui conseiller d'atténuer un peu, à l'aide d'un mouchoir, sa bonne mine.
Elle n'eut pas le temps car Mme Le Bachoys fut tout de suite en main. Elle dansait admirablement.
Les jeunes femmes de Québec pouffèrent mais déchantèrent assez vite en voyant son succès.
Malgré les efforts dignes d'éloge de Mme de Castel-Morgeat, Angélique ne put éviter d'être abordée par le duc de Vivonne. La rejoindre était le but avoué de sa présence au bal. Par correction mondaine, elle accepta de grignoter une bouchée et de boire un verre de champagne en sa compagnie. Il ne paraissait plus se souvenir des paroles peu amènes qu'ils avaient échangées au lendemain de Noël et c'était bien dans les manières de la Cour, où l'on se haïssait à mort un jour, pour se faire mille caresses le lendemain.
Il sut la retenir habilement.
– Je ne pouvais parler devant mes compagnons, mais je veux que vous le sachiez... Je n'ai jamais pu vous oublier.
– Moi si !
Il ne se décourageait pas d'elle. Elle lui plaisait lorsqu'elle prenait cet air de hauteur. Le dédain sied aux belles femmes.
Elle le regardait de haut.
Détachés de la brillante volière s'ébattant autour du Roi Soleil, ces courtisans dévoilaient le clinquant de leurs oripeaux, privés de l'éclat qui émanait du monarque et les faisait scintiller. Ils drainaient dans les plis de leurs manteaux parfumés au musc ou à la violette les relents de scandales sordides, de mesquines intrigues.
– Je ne vous comprends pas, Monsieur de Vivonne. Vous avez reconnu que ce serait pour votre sœur un très grand déplaisir que de me revoir.
– Heureusement, ma sœur a plus d'un tour dans son sac.
– Je sais.
– Vous savez trop de choses. Athénaïs disait que vous aviez des accointances avec la police et les classes dangereuses.
– Elle aussi.
– Pas avec la police.
– Alors, reconnaissez que je suis doublement armée. Mon mari l'est aussi, quoique d'une autre façon. Vous rappeliez l'autre jour qu'il avait tiré sur les galères du Roi. Mais c'est le passé. Madame de Montpensier a aussi tiré en son temps sur le Roi, son cousin. Princesse devant laquelle aujourd'hui on s'incline bien bas. Personne ne peut préjuger des revirements du Roi. En somme que voulez-vous de moi ?
– Que vous ne me soyez pas trop cruelle, dit le duc qui se sentait démantelé comme un pantin de bois. Rencontrons-nous de temps à autre. Je vous parlerai de toutes les nouveautés de la Cour.
Mais elle le quitta avec une expression qui ne signifiait ni oui ni non.