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L'annonce l'amusa.

– Si elle avait gardé de mes palais un tel souvenir elle me l'a bien mal démontré en tirant sur mes navires.

Mais avec la meilleure volonté du monde et le secours de ces précisions, aucune trace de la nièce de Carmencita, même pas son nom ou son prénom, ne subsistait dans sa mémoire. Il avait parfaitement ignoré que Carmencita avait une nièce, unité infime, perdue dans l'assemblée qui gravitait autour de lui, et dont, ainsi que le Roi pour ses sujets, il ignorait le nombre.

Pauvre Sabine, qui s'imaginait avoir été « remarquée » au point qu'il aurait envisagé de l'épouser ! Angélique n'avait pas été sans se dire qu'elle se faisait des illusions, mais maintenant elle en avait la confirmation.

– Et quand vous avez décidé de vous marier, pourquoi n'avez-vous pas jeté les yeux sur une héritière de Gascogne, plutôt que sur une étrangère à votre province, comme moi ?

– Oh ! Mais, ma chère, je ne pensais pas à me marier. Je menais une existence libre qui convenait bien trop à mes goûts. En tant qu'héritier de notre fief toulousain, je pensais parfois qu'il me faudrait assurer ma descendance et me promettais de contracter un jour, le plus tard possible, un mariage d'alliance dans l'intérêt de ma province. N'est-ce pas ainsi que se sont passées les choses pour nous ? Souvenez-vous, ce fut une affaire de commerce, mot haïssable pour un noble et qui m'attira bien des avanies de la part de mes pairs, mais auquel j'avais la faiblesse de m'intéresser, car je pouvais ainsi asseoir ma position à la tête de ma province sans recourir, comme les autres possesseurs de fief, à la générosité du Roi. Liberté que donne l'or et l'argent, mais que j'ai également payée fort cher. Par un trafic habile, je pouvais poursuivre mes travaux dans le domaine de la science. Parmi mes plus actifs agents, il y avait Molines, l'intendant protestant de votre père, le baron de Sancé. Molines, comme tous les huguenots, jetait ses filets de finance dans toutes les directions. Aussi n'ai-je pu entrer en possession des mines d'argent que vous aviez sur vos terres en Poitou qu'en échange du mariage avec l'une des filles sans dot du baron de Sancé de Monteloup.

– Molines se mêlait de ce qui ne le regardait pas ! s'écria Angélique revivant sa colère d'antan, se souvenant comment elle s'était débattue entre son père et l'intendant pour fuir ce mariage exécré. En somme j'ai été, comme beaucoup d'autres, une fiancée vendue. Et vous ne vous préoccupiez pas de ma triste situation Vous m'achetiez comme du bétail, prêt une fois les noces accomplies, à me délaisser et à vous gausser de moi avec vos belles femmes d'Aquitaine.

– Cela, c'est vrai !

Le comte de Peyrac se leva. Il la prit dans ses bras en riant, la retenant contre lui, d'un geste possessif

– Mais du jour où je rencontrai les yeux verts de la fée Mélusine, j'ai perdu la mémoire des autres femmes.

– Que serait-il advenu si ?...

– Si une petite Poitevine ne m'avait pas été amenée a Toulouse en échange de quelques mines d'argent ? Je n'aurais pas connu la passion. Je n'aurais pas connu l'Amour...

Sixième partie

Les crêpes de la chandeleur

Chapitre 46

D'avoir parlé d'un secret qui lui tenait à cœur depuis tant d'années et dont le poids s'était fait plus lourd encore dans les mois récents avait transformé Sabine de Castel-Morgeat. Ce changement heureux et l'importance d'une telle victoire qui lui était attribuée ajoutèrent au renom d'Angélique et à l'affection en laquelle beaucoup la tenaient.

Angélique ne regrettait pas d'avoir porté secours à une femme moins fortunée qu'elle dans la réussite de l'amour. Mais l'intrusion de celle-ci dans un tableau où jusqu'alors elle ne s'était jamais vue que seule avec Joffrey – lui s'avançant sur le chemin vers elle qui arrivait pour l'épouser – lui en atténuait l'image idéale. Ne pouvant parler qu'avec elle de ce passé, Sabine la recherchait. Il ne déplaisait pas à Angélique de revenir sur ces belles visions de rêves et de soleil des palais toulousains et les détails qu'y ajoutait Sabine contribuaient à faire renaître plus vivants encore ces inoubliables souvenirs, mais elle s'habituait : une femme étrangère et considérée jusqu'ici comme leur étant ennemie parlait de Joffrey avec une familiarité enthousiaste, comme si le fait d'en avoir été amoureuse avant elle lui conférait un droit de propriété. Elle en dressait un portrait où Angélique ne reconnaissait pas tout à fait celui qui s'était révélé à elle pour la conquérir, ou ne montrant qu'un aspect de lui qu'elle craignait de ne pas connaître, comme si, avant qu'elle ne vînt à Toulouse, Joffrey de Peyrac avait été un autre homme que le mariage avait « enchaîné ». Pour avoir prononcé ce mot, Sabine de Castel-Morgeat vit Angélique se rebiffer.

– Voici des chaînes qu'hélas il n'a pas eu à porter trop longtemps. Les chaînes des galères ont remplacé celles du mariage.

– Pardonnez-moi, murmura la femme du gouverneur militaire. Je parle de tout cela comme je parlerais de fantômes. Vous ne pouvez pas comprendre.

– Si, je peux vous comprendre. Je sais que c'est un homme qu'on ne peut oublier et de quelle nostalgie son souvenir peut vous hanter. Je l'ai cru mort, et j'ai été séparée de lui de longues années.

– Mais vous avez eu la meilleure part... Vous avez été son amour, vous êtes restée son amour... Tandis que moi, je ne pouvais même pas pleurer, et je n'étais pas certaine d'avoir été digne d'une de ses pensées.

Angélique se retenait de lui dire qu'en effet Joffrey n'avait aucune souvenance de celle qui avait été la nièce de Carmencita. Pour l'instant, il n'y avait pas d'utilité à la réveiller brutalement de ses rêves.

Sabine continuait à affirmer que jamais elle ne voudrait révéler sa véritable identité à Joffrey, craignant sa déception lorsqu'il la reconnaîtrait chargée du poids des ans et Angélique se gardait bien cette fois de l'encourager à sortir d'une discrétion bienséante. Qu'aurait-elle à gagner, en effet, à s'apercevoir qu'elle n'avait laissé aucune trace dans la mémoire de son idole ? Angélique laissa entendre à Sabine que ce n'était pas à elle, femme du comte de Peyrac, de parler à celui-ci d'un passé disparu derrière bien des tragédies et des injustices et qu'il n'avait peut-être pas tellement envie d'évoquer. Elle se sentait la conscience tranquille car Joffrey avait opposé à ses révélations d'un amour fou qu'il aurait inspiré jadis à une jouvencelle devenue aujourd'hui Mme de Castel-Morgeat une indifférence bien masculine, et qu'il étendait même à la belle et incendiaire Carmencita. Il ne professait pas à son égard de rancune pour le témoignage qu'elle avait porté contre lui et qui avait entériné les accusations de sorcellerie qu'on lui imputait. « De toute façon, j'étais condamné », disait-il, « car le Roi voulait m'écarter et me déposséder. Ce ne sont pas ses cris d'envoûtée qui ont fait pencher plus ou moins la balance de mon destin... Et son intervention était de qualité... Il faut reconnaître qu'elle était fort belle et fort haineuse, Carmencita. »

– Je crois aussi que vous l'aviez bien maltraitée à Toulouse lorsqu'elle se cramponnait à vous, ne supportant pas de vous avoir perdu, après votre mariage avec moi. Pour calmer ses cris, un jour vous lui aviez renversé un bassin d'eau sur la tête. Je me souviens.

– C'est possible ! L'homme est cruel lorsqu'il n'aime plus. Et surtout lorsqu'il aime ailleurs.

Cette affaire avait rappelé à Angélique qu'elle n'avait pas été sans redouter jadis la séduction des belles femmes d'Aquitaine. S'ils avaient vécu à Toulouse au lieu d'être séparés par une catastrophe, leur bonheur aurait-il été assez fort pour résister à ces audacieuses conquérantes au teint laiteux, aux yeux de velours, à l'odeur pimentée des brunes dont elle craignait le pouvoir sur le sensuel comte toulousain ?