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Ces discussions réveillaient donc en elle, dans un recoin très oublié de son esprit, une appréhension et aussi un regret de ne pas avoir connu en Joffrey l'homme qu'il avait été avant elle, et elle admettait sans difficulté que dans les circonstances présentes et après tout ce qu'ils avaient vécu ensemble, c'était un sentiment des plus vains. Elle évita de se rendre à plusieurs réceptions où elle aurait pu rencontrer Sabine de Castel-Morgeat. Elle ne voulait pas qu'on pût remarquer que sa victoire, si mystérieusement acquise, lui pesait, et que la transformation qu'elle avait encouragée chez celle qui avait été son ennemie déclarée commençait à l'inquiéter. D'autant plus qu'on ne manquait pas de l'en féliciter à tout propos.

– Comment vous y êtes-vous prise ? ne cessait d'interroger Ville d'Avray plus qu'intrigué.

– Secret de femme, répondait Angélique moqueuse.

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Au « lever » il arrivait à Angélique de pousser son vantail sur une aube fourmillante d'étoiles. Le froid était vif, immobile, d'une pureté vibrante. Le silence de la nature était si profond que parvenait jusqu'à elle le grondement lointain de la chute d'eau sise à deux lieues de Québec et qu'on appelait le Sault de Montmorency.

Puis le jour se levait avec des lueurs liliales ou fleur de pêcher. Une lueur carmin rampait à la lisière des montagnes. Toutes les aspérités du paysage, toutes les pointes de clochers, les pignons des demeures même les plus éloignées, se piquaient d'un rubis et le versant glacé des champs luisait sous la caresse du soleil levant comme une verrerie précieuse. Le bleu des bois sur les côtes se confondait avec celui du ciel tant il devenait pur et intense.

Mais parfois tout était blanc de la terre et du ciel. Et, de la côte de Beaupré, on ne devinait la vie qu'aux rubans vacillants des fumées s'échappant des cheminées. Sous les hauts toits à la normande, l'habitant entouré de sa famille et de ses « engagés » s'asseyait devant son premier verre d'eau-de-vie et de la grande jatte de lait trempé de morceaux de pain, posée au milieu de la table.

Durant le mois de janvier, la vie de la cité était très animée. Le Carême viendrait assez tôt, disait-on, avec son cortège de pénitences : quarante jours de jeûne et abstinence en perspective, les boucheries et les pâtisseries fermées...

On mettait « les bouchées doubles » en toutes choses : nourriture, plaisirs, divertissements. Il y avait beaucoup de soupers d'église, c'est-à-dire des repas de confréries, prétexte à réunir sous l'œil indulgent de leur saint patron les membres d'une pieuse corporation ou d'une diligente société de charité.

Prétexte à boire plus que de raison. Les dames se passaient leurs recettes culinaires ou de boisson qui faisaient de leurs maisons un lieu réputé où l'on se rendait volontiers.

La demoiselle Euphrosine Delpech, dont les « bouilleurs de cru » parlaient avec révérence parce qu'elle avait la meilleure levure pour les alcools, fabriquait un ratafia des quatre graines : fenouil, angélique, coriandre et céleri, qui était une merveille, et qu'on affectait de prendre pour un remède, alors qu'il n'y avait pas meilleur à boire avant d'aller au lit en galante compagnie. Pour les vertus de son ratafia aphrodisiaque, on lui pardonnait d'être la plus mauvaise langue de la ville.

On lisait, on se recevait, les gens aimaient les beaux discours, les beaux sermons, les offices grandioses.

Mme de Campvert donna un grand bal. Comme elle avait du faste, de la grâce quand elle voulait s'en donner la peine et que sa verve intimidait, tout le monde s'y rendit, sauf Mme Le Bachoys qui retint ses filles et ses amants dans ses jupes.

« C'est une dépravée, disait-elle, et l'amour ne gagne rien à porter masque de débauche. »

L'on dansait, l'on jouait aux cartes avec frénésie et l'on aimait.

Médisances, calomnies et rivalités allaient leur train, mais c'était une société où l'on ne reprochait pas aux autres d'avoir moins de naissance car tout le monde au Canada travaillait ou s'employait pour le service du Roi.

Mlle d'Hourredanne avait commencé sa lecture de La princesse de Clèves, histoire d'amour écrite par ]'une de ses amies parisiennes, Mme de La Fayette, qui se piquait de belles-lettres.

Ces soirs-là, on trouvait dans sa « ruelle » en sus de Mme de Peyrac et sa fille, le marquis de Ville d'Avray, l'intendant Carlon, M. de Bardagne et M. de Chambly-Montauban, Mme Haubourg de Longchamp, sa camériste et sa fille d'une dizaine d'années, Mme de Mercouville et ses deux filles aînées, M. Le Bachoys qui montait exprès de la Basse-Ville, etc.

Les soirées de l'agréable lectrice étaient fort courues. Sire Chat se faufilait avec obstination sur les talons d'Angélique et d'Honorine attiré par cette demeure mystérieuse. On renvoyait alors la chienne de Mlle d'Hourredanne à la cuisine avec la servante anglaise. Mais celle-ci tenait à assister à la lecture et elle s'installait dans un coin de la pièce les mains sur les genoux, comme si elle s'apprêtait à écouter un sermon sur la Bible, le jour du Seigneur, dans la meeting-house de son établissement bostonien.

La chienne, dans la cuisine, gémissait car elle aussi appréciait cette heure où elle était bercée par la douce voix de sa maîtresse. On devait la ramener dans le cercle de famille. Chien et chat finirent par s'entendre et c'était merveille de voir Sire Chat, perché au sommet du baldaquin, plisser les paupières d'un air pénétré lorsqu'à certains passages la voix de la lectrice tremblait d'émotion et la chienne, couchée, rêveuse, aux pieds de l'Anglaise, toutes deux parfois soupirant profondément.

On se demandait ce que la captive de Nouvelle-Angleterre pouvait bien comprendre aux intrigues amoureuses et alambiquées de ces ducs et princesses de France qui ne cessaient de s'interroger, de gémir, de pleurer et de mourir, passaient comme des ombres auréolées de leurs grandes fraises godronnées, des couloirs du Palais du Louvre sur les rives de la Seine, à ceux des résidences royales sur les bords de la Loire, cadre qui avait été celui de la Cour d'un des derniers rois Valois, Henri II, au siècle dernier.

Bérengère-Aimée de La Vaudière, dès le début, s'était montrée assidue aux lectures chez Mlle d'Hourredanne. Espérait-elle y rencontrer Peyrac ? Avoir la possibilité de l'apercevoir plus facilement et comme par hasard ? Pensait-elle qu'un soir Angélique l'inviterait chez elle et qu'elle pourrait s'introduire dans la petite maison pour y papillonner en observant tout et dans quelle intention, finalement ? On ne savait trop que penser. Les uns disaient que c'était une enfant qui ne se rendait pas compte de son comportement. D'autres, que c'était une rouée.

Et il était désagréable à Angélique de penser que dans son dos bien des commères se confiaient qu'à sa place elles se méfieraient.

Sa présence gâchait pour elle les heures agréables des soirées où se poursuivait le récit du fatal amour de Mme de Clèves pour M. de Nemours. À la lecture de la mort de Mme de Chartres, mère de Mme de Clèves, Bérengère éclata en sanglots.

– Oh ! Que je me languis de ma mère, gémit-elle. Cet exil est trop long... Plus de neuf mois sans missive, sans que je puisse savoir ce qu'elle devient ni lui confier mes peines.

– Faites comme moi, écrivez ! lui conseilla Cleo.

– Non ! Non : À quoi bon écrire à un fantôme. Peut-être est-elle morte déjà elle aussi... Oh ! Je ne peux plus durer... Je veux revoir ma mère... ma mère... Ho ! Ho !...

Les pleurs redoublèrent et se changèrent en cris. On dut l'entourer pour essayer de l'apaiser. Mme de La Melloise pressait Angélique de l'emmener dans sa maison juste en face pour lui faire boire quelque chose.

Angélique se garda bien de jouer les sœurs de charité. Elle fit la sourde oreille. Les larmes de Bérengère ne l'attendrissaient pas. Tout lui était bon pour faire la comédie. Nul n'était plus habilité pour consoler Mme de La Vaudière que son beau et charmant mari, déclara-t-elle en appuyant sur le mot charmant. Il fallait la reconduire dans la Basse-Ville où le couple avait son hôtel.