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De plus, la passion de Bardagne l'environnait d'une quête sensuelle qui, pour être contenue mais journellement exprimée par des regards, des soupirs, des allusions, une attitude d'empressement et de câlinerie dans les gestes et les attentions qu'il lui dispensait, créait un climat excitant autour d'elle qui ne lui déplaisait pas et contribuait a la rendre gaie et tolérante envers son amoureux transi. De savoir le désir obsédant qu'il avait d'elle ne l'irritait pas comme les déclarations du duc de Vivonne, mi-insolentes, mi-cajôleuses, qui, lorsqu'il avait bu, semblait envisager comme allant de soi puisqu'ils avaient été amants jadis, qu'elle lui accordât de nouveau ses faveurs.

Bardagne laissait repousser sa moustache. Il la taillait très au-dessus de la lèvre, en virgule mince, à la façon du Roi.

Au début, lorsqu'il la retrouvait au Navire de France, il lui reprochait de fréquenter des lieux malfamés ce qui ne lui seyait guère. Elle avait rétorqué qu'il était mal venu de lui faire la morale, car elle avait appris que, peut-être pour se consoler de son inguérissable chagrin d'amour, il s'était organisé, grâce à la discrétion de sa closerie, de joyeuses parties, où il conviait des compagnons de beuveries et de jeux accompagnés de quelques femmes d'heureux caractère et point trop dévotes.

Nicolas de Bardagne s'inquiéta.

– Mes invités se montrent-ils trop bruyants ? Troublent-ils votre sommeil et la paix de votre rue ?

– Pas le moins du monde.

La situation d'envoyé extraordinaire du Roi permettait à Nicolas de Bardagne de se tenir en dehors des cercles mondains et religieux et il était considéré trop étranger à la vie du pays pour qu'on se préoccupât de sa bonne ou mauvaise conduite.

Plus d'un enviait sa liberté.

Angélique savait qu'il avait écrit une lettre au Roi, à Tadoussac, que le commandant du Maribelle avait emportée.

Elle souhaitait éclaircir un point. Nicolas de Bardagne avait-il parlé d'elle au Roi ? Celui-ci l'avait, en effet, chargé de savoir si la femme qui accompagnait le comte de Peyrac n'était pas celle qu'il faisait rechercher par toutes ses polices : la Révoltée du Poitou.

Un après-midi qu'elle se trouvait en compagnie au Navire de France elle risqua une approche.

– Mon cher Nicolas, je m'aperçois que nous n'avons eu guère le temps de nous voir depuis le Grand Conseil auquel j'avais eu l'honneur d'assister. J'en ai gardé l'idée que nous avions à vous adresser des remerciements pour l'avis favorable que vous avez donné sur nous dans votre missive au Roi.

Nicolas de Bardagne était sans soupçon, trop heureux d'avoir pu faire plaisir à Angélique par son intervention au Grand Conseil et il lui exposa volontiers, dans les grandes lignes, la teneur de la missive qu'il avait écrite au Roi à Tadoussac, et fait envoyer par le Maribelle, dernier navire quittant le Canada et cinglant vers la France.

– Sa Majesté n'a pu manquer d'être impressionnée par la rapidité avec laquelle j'ai pu donner réponse aux divers points concernant ma mission, grâce à vous, chère amie, je le reconnais, puisque par notre rencontre, j'ai su, à peine avais-je posé le pied sur la terre du Canada, tout ce que j'avais à savoir sur celui qui était devenu, hélas, votre époux.

« Je n'ai donc pas caché au Roi, dussiez-vous m'en tenir rigueur, que celui qui se disait possesseur du Maine occupant indûment divers territoires et côtes de l'Acadie française, était bien ce même Rescator, aventurier-pirate, qui avait jadis combattu ses galères en Méditerranée. En revanche, affirma-t-il avec force car il avait conscience de ce que ses paroles pouvaient avoir de détestable pour Angélique, je lui ai assuré que vous n'étiez pas, comme il semblait, je ne sais pourquoi, le soupçonner et le redouter, cette femme rebelle qu'on a appelée « La Révoltée du Poitou » et qu'il fait rechercher assidûment.

« J'ai pu lui affirmer que la compagne du pirate n'avait rien à voir de près ou de loin avec cette misérable créature. N'étais-je pas bien placé pour le savoir ? conclut-il avec un demi-sourire complice, puisque je vous connaissais et que vous étiez pour moi une ancienne amie de La Rochelle. Mais cela je ne le lui ai pas dit. C'est une affaire personnelle. Je me suis contenté de me porter garant de la bonne source de mes renseignements et qu'il pouvait en toute quiétude accorder foi à mes affirmations.

Angélique l'avait écouté en ouvrant la bouche à plusieurs reprises dans l'intention de l'interrompre. Mais elle y renonça. Elle finit par boire une gorgée d'eau pour se donner une contenance. Pourquoi le détromper ? Grâce à Dieu, il ignorait qu'elle était la Révoltée du Poitou, ce qui était au fond normal. Mais une fois de plus elle se trouvait devant le dilemme de le laisser dans son erreur, ou de le mettre au courant et de soulever des problèmes inextricables qui ne pouvaient qu'augmenter l'imbroglio et déchaîner des controverses qui pourraient tourner au drame, inutiles et stériles par surcroît.

Cette lettre au Roi était partie depuis novembre et l'on ne voyait vraiment pas comment on pourrait la rattraper et en rectifier les propos avant la fonte des glaces et le retour des navires. Et peut-être Louis XIV apprendrait bientôt qu'il ne s'était pas trompé dans son intuition, par Desgrez qui, lui, aurait reçu sa lettre à elle, envoyée aussi de Tadoussac par le Maribelle. En lui écrivant, elle avait voulu mettre entre les mains du policier une arme qu'elle savait qu'il utiliserait au mieux.

Elle l'imaginait assez bien se présentant à Versailles, s'inclinant très respectueux, et disant d'une voix neutre : « Sire, c'en est fait. Nous avons retrouvé la trace de Madame du Plessis-Bellière... Elle est au Canada... »

Afin de s'absoudre personnellement de garder un silence qui se révélerait un jour coupable envers un ami, somme toute dévoué, Angélique sourit à Nicolas de Bardagne avec une grande gentillesse. Les sourires d'Angélique, même les plus indifférents, avaient toujours le don de combler d'aise ceux qui les recevaient. Quand elle y mettait de l'intention, il était difficile au bénéficiaire de ne pas céder à un sentiment d'euphorie qui pouvait se prolonger plusieurs heures, voire toute une journée et plus, accompagné parfois des rêves les plus fous.

Bardagne était sans défense devant un don si spontané. Rien ne lui parut plus merveilleux, plus enivrant que ce visage de femme d'une beauté harmonieuse et touchante, émergeant devant lui comme un songe, nimbé d'un halo vacillant par la clarté des lampes à huile perçant tant bien que mal le brouillard dense de la salle surchauffée.

Dans cette auberge du bord du fleuve, le silence opaque du Saint-Laurent était perçu de façon plus tangible encore que dans la Haute-Ville.

À quelques pas au-dehors, la rive basse caparaçonnée de glaces se soudait à la plaine neigeuse, noyée d'obscurité. Par ce silence écrasant on éprouvait la féroce étreinte du froid subjuguant terres et eaux et dont la tenaille glacée mordait le Roc. Il en résultait, pour l'instant suspendue, une qualité de solitude plus parfaite et plus indomptable qu'en tout autre lieu du monde.

À la pensée qu'il s'y trouvait enclos et que le rêve de sa vie, depuis La Rochelle, se tenait devant lui, une vague de bonheur submergea le comte de Bardagne. Il tendit le bras à travers la table et posa sa main sur celle d'Angélique, main qui lui parut dans la sienne d'une petitesse et d'une fragilité surprenantes. Il s'aperçut qu'il ne s'était jamais avisé de la joliesse des doigts d'Angélique et cet oubli l'effraya, de sa part, comme une aberration. Il ne la connaissait donc point en tout, lui qui ne cessait de la détailler des yeux avec avidité ? Que de choses n'avait-il pas encore à découvrir en elle : ses pieds, ses genoux, la pointe de ses seins, son sexe mystérieux, adorable...