Dans la mesure de ses connaissances, Angélique en reconstituant de mémoire les manipulations conseillées, et où entraient des résines, du charbon de bois, de la cendre, etc., pouvait envisager que l'habile apprenti sorcier avait obtenu un produit aussi dangereux que la soude caustique ou la térébenthine, d'où lui venait peut-être ce nom déformé de « lessive de bois ».
– Vous n'êtes pas raisonnable, Aristide Beaumarchand, se fâcha-t-elle. Comment voulez-vous que j'aie l'esprit tranquille avec vous ?
– Vous voyez, le Bon Dieu vous a puni, Monsieur Beaumarchand, commenta la jeune Mère Saint Charles Borromée en le menaçant du doigt.
Déjà l'empoisonné se remettait rapidement.
– Il a l'âme chevillée au corps, dit Angélique.
Les religieuses souhaitaient savoir en quelles circonstances il avait reçu l'affreuse blessure traitée par Mme de Peyrac et quelle arme l'avait causée. Angélique et son opéré échangèrent un coup d'œil.
– Là encore le Bon Dieu l'avait puni, dit-elle.
Aristide Beaumarchand était enchanté de se trouver si bien soigné et se réconciliait avec Québec. Ce n'était pas sur les vaisseaux de la flibuste qu'on se faisait dorloter ainsi. Les chirurgiens y tenaient plutôt du boucher que du praticien aux doigts de fée.
À sa prochaine visite Angélique le trouva debout et très excité.
– J'espère que cela va s'arranger, lui confia-t-il, mais les religieuses m'ont à la bonne, et on parle qu'elles vont m'accepter comme homme à tout faire pour leurs gros travaux.
– Quels gros travaux ? Vous êtes le plus débile individu que je connaisse et je ne vous imagine même pas soulevant une bûche.
– Craignez rien ! Je saurai me rendre utile... et puis venez donc par ici, j'ai du nanan à vous montrer.
Maigre, affaibli, les mains sur le ventre pour le protéger des heurts, il l'entraîna par les dédales du monastère qui semblait lui être devenu familier, jusqu'à la porte de l'apothicairerie.
Du seuil il la pria de jeter un regard d'ensemble sur le séduisant tableau que présentait le rassemblement de tant de cornues au long bec et d'alambics de cuivre.
– C'est qu'elles sont drôlement dégourdies en alchimie, ces nonnettes ! Elles vous fabriquent une de ces « aqua vita », je ne vous dis que ça !
Dans cette pièce, il se sentait aux avant-postes de son combat. Il ne lui était pas interdit de rêver d'y officier un jour. Tout s'engrenait au mieux. Julienne aiderait les Mères dans les soins à donner aux malades. Elle était dévouée, vigoureuse, et rien qu'à la voir les moribonds eux-mêmes retrouveraient du cœur à l'ouvrage. On mettrait à la disposition du couple un petit logement non loin de l'enclos où les familles des sauvages hospitalisés dressaient leurs huttes d'écorce. Il y avait toujours eu wigwams et tipis aux alentours de l'hospice. Aristide serait chargé de surveiller le campement et les démarches des Indiens souvent fort querelleux, voleurs ou dérangeants.
– Ça vaut-y pas mieux que le bordel de la Gonfarel ?
Le lendemain, triomphant, il montrait à Angélique sur le registre où étaient inscrits les noms des personnes composant la domesticité de l'Hôtel-Dieu le sien suivi d'une mention en latin dont il était très fier : « ad multa », propre à tout.
Québec demeurait la ville des solutions fantasques et paradoxales.
Mère Marie de la Nativité montrait avec joie l'atelier des fleurs artificielles, ou la « bouquetterie » comme on disait, qui prenait un essor considérable. Au cours des années les religieuses avaient perfectionné cette science qui était née peut-être d'une nécessité budgétaire, les ordres missionnaires étant souvent contraints d'ajouter quelques revenus à ceux dispensés par la charité et toujours dépassés par les besoins des pauvres. Les premiers temps aussi on avait ravi et attiré les sauvages en leur faisant don de petits bouquets appliqués sur des cartons, qu'on avait appelés les « bouquets raquettes » et qui rappelaient les ornements qu'ils brodaient eux-mêmes, de perles ou de poils d'orignal de couleur, sur leurs vêtements de peaux chamoisées.
Mais l'on devinait que pour les augustines de l'Hôtel-Dieu, le motif secret qui les avait poussées à se lancer dans une forme d'artisanat, dont l'une d'elles en arrivant de France avait apporté quelques notions, c'était d'être privées, dans ce pays soumis aux rigueurs de l'hiver huit mois sur douze, de la joie d'embellir la chapelle.
Ne pouvoir exprimer leurs sentiments d'adoration, de vénération et de louanges envers Dieu, en fleurissant son sanctuaire, leur était le plus pénible des sacrifices.
En ce siècle de Contre-Réforme, il y avait comme une hantise des autels. Rien n'était jamais trop beau, trop riche, trop somptueux pour affirmer en quels tendresse et respect on tenait le culte du Très-Haut.
Lorsqu'elles avaient concédé un lopin de terre à l'un de leurs voisins, elles avaient stipulé dans le contrat que « le prenant, en l'occurrence, livrera aux Dames Religieuses à l'Hôpital de cette ville de Québec, à chaque an à perpétuité, un bouquet de fleurs en leur chapelle, le huitième de septembre, fête de la Nativité de la Vierge et au jour de la Saint-Rémy, le premier octobre ».
À part ces deux bouquets annuels de fleurs vraies, maintenant, il y en avait partout d'artificiels composés de leurs mains, merveilles florales aux couleurs délicates souvent mêlées de pétales d'or et d'argent. Créées par les habiles artisanes et qu'on envoyait jusqu'en France tant elles étaient parfaites et d'une fraîcheur naturelle.
Partout dans la maison et dans les chapelles, sur des crédences, dans les encoignures, au pied des statuettes érigées, elles disposaient de petites coupes de cuivre garnies de pétales de fleurs séchées à l'été, cœurs de petites roses, œillets, qui semblaient avoir conservé leurs senteurs originelles.
User des parfums, le plus innocent des délices dont Dieu a voulu combler sa créature, portait à une dévotion plus suave et rendait plus fervente la supplique.
Chapitre 48
Angélique s'assit dans la petite pièce transformée en laboratoire où aujourd'hui elle triait ses plantes.
Dans les profondeurs des caves de la maison, on entendait les coups sourds et réguliers frappés par Suzanne qui barattait du beurre de chèvre. Depuis quelque temps, Angélique s'était trouvée dans l'obligation de fabriquer une nouvelle provision de certains remèdes de sa composition que l'on disait miraculeux. De ce beurre de chèvre mêlé de baumes résineux et d'essences de plantes, elle allait faire quelques pots d'onguent d'après une vieille recette de la sorcière Mélusine, pour calmer les douleurs profuses des muscles, des nerfs ou des os. On lui en demandait de partout dans là ville.
Ce n'était pas de son plein gré et sans s'adresser des reproches qu'elle s'était remise à soigner les gens autour d'elle. Elle estimait qu'elle commettait là une imprudence.
Cela commença par Mme de Campvert. Angélique avait toujours évité de se rendre aux invitations de cette personne. Elle était trop certaine de retrouver dans ses salons des indésirables comme le duc de La Ferté. Mais un laquais lui porta certain jour un pli de la part de la dame, l'adjurant de répondre à sa demande de venir au plus vite chez elle. Le ton étant, inhabituel, Angélique ne pouvait faire autrement que de s'informer pour le moins.