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– Viens par là, lui dit la Polak. Nous allons nous asseoir dans un coin de la galerie. De là, tu pourras voir ton île et de l'autre côté, la place, des fois que s'amènerait la maréchaussée.

Les trois femmes traversèrent la grande salle, entre les tables des buveurs et des joueurs qui se turent, mais aucun ne leva les yeux sur la sorcière.

Dans le coin isolé où elles s'installèrent, la femme acheva de se dépouiller de ses châles et étoles de laine tissée et de fourrure.

Elle arracha son bonnet et passa dans ses cheveux courts et très blancs, ses longs doigts effilés.

Parce qu'on avait annoncé une sorcière, Angélique se l'était imaginée bossue, rabougrie, sale et édentée, à l'image de la Mélusine des forêts de son enfance.

La femme qu'elle avait devant elle était âgée, certes, mais droite et grande avec une denture admirable. Sa peau parcheminée était à peine ridée. Elle avait d'extraordinaires yeux bleus, très clairs et rieurs, et elle était vêtue confortablement et avec recherche. Sa deuxième jupe de drap de laine marron gansée de noir se relevait à demi sur des bottes du pays, mi-cavalières, mi-sauvages, fourrées, brodées d'ornements à l'indienne, mais façonnées dans un cuir fin. Elle rappela à Angélique Mistress Williams, cette vieille dame de la Nouvelle-Angleterre, qu'une flèche abénakise avait tuée devant elle2 et qui, vers la fin de son existence, s'accordait le luxe de belles coiffes de dentelle.

Pour la sorcière de l'île d'Orléans, son luxe c'étaient ses vêtements, ses bottes, son fouet. Sa coiffure la préoccupait moins mais cette auréole de cheveux blancs ébouriffés lui allait très bien. Elle se présenta sans ambages.

– Je suis Guillemette de Montsarrat-Béhars, seigneuresse du fief de La Givanderie en l'île d'Orléans.

Elle s'appuyait des deux coudes sur la table et la Polak s'empressait de mettre devant elle un gobelet et un cruchon d'eau-de-vie.

– Alors, où en est-on dans cette ville de fourbes ? demanda Guillemette.

Elle prit sa pipe à sa ceinture et commença de la bourrer de tabac qu'elle puisait dans une blague en vessie d'orignal.

Elle examinait Angélique assise en face d'elle. Il y avait dans ses yeux une lueur douce de bienveillance et d'intérêt. Après quelques bouffées tirées en silence, elle glissa sa main ouverte en travers de la table. D'un geste du menton, elle intimait à Angélique de lui livrer sa main droite afin qu'elle pût lire son destin dans les lignes de sa paume. Angélique s'exécuta.

Guillemette se pencha mais, aussitôt, elle parut contrariée. Elle abandonna sa pipe pour chercher dans les poches de ses vastes jupes une paire de bésicles qu'elle mit sur son nez afin d'examiner de plus près le dessin de la main offerte.

– Mais ça ne va pas du tout ! s'exclama-t-elle. Ça ne réussira pas.

– Quoi donc ?

– Ce que tu souhaites.

– Mais que sais-tu de ce que je souhaite ? s'écria Angélique.

Le savait-elle elle-même ?

– En tout cas, cela ne réussira pas, répéta la sorcière d'un air déçu.

– Qu'importe, puisque tu ignores de quoi il s'agit.

Angélique se demandait si ce qu'elle souhaitait secrètement ce n'était pas retourner en France et de revoir Versailles, et elle éprouva un curieux pincement au cœur.

Dans le fond, elle comprenait ce que voulait dire Guillemette. Cela la décevait et la rassurait à la fois, comme si la sorcière de ses longs doigts patriciens avait effleuré en elle des vérités qu'elle ne s'avouait pas.

« Ce qui m'est dû réussira », pensa-t-elle pour se défendre d'un sentiment de déception. « Mais peut-être échouera ce que l'on imagine que j'attends... »

Il valait mieux ne pas savoir... ou au contraire... il valait mieux savoir afin de ne pas se bercer d'illusions.

Le bras de la Polak entourait les épaules de son amie de la Cour des Miracles.

– Pourquoi lui dis-tu de mauvais présages, Guillemette ? lui reprocha-t-elle.

– Ce ne sont pas de mauvais présages, riposta Guillemette de Montsarrat.

Mais elle paraissait décontenancée.

– Et pourtant, tu es une triomphante ! fit-elle brusquement.

– Oui, acquiesça Angélique, je suis une triomphante.

Guillemette paraissait surprise et choquée de ce qu'elle découvrait dans cette main ouverte devant elle, comme si Angélique, qu'elle n'avait jamais vue, l'avait sciemment trompée sur elle-même.

– Ah ! Tu es exigeante avec tes amis, soupira-t-elle, tu es dominatrice.

Angélique ne disait rien.

Il y avait du vrai et du faux dans les paroles de Guillemette. Celle-ci avait perçu quelque chose en elle, mais ne pouvait pas l'interpréter. Elle eut un geste d'agacement.

– Les mots n'ont pas le même sens lorsqu'il s'agit de toi. Tu es exigeante, c'est vrai, mais sans rien exiger. Tu es dominatrice, mais parce que les autres se mettent sous ta domination. C'est parce que tes amants ne peuvent pas t'oublier que tu les oppresses...

– Ainsi, tu ne me tiens pas pour responsable de leurs malheurs ? demanda Angélique en riant.

– Non... Mais tu ne fais rien pour leur éviter de tomber dans tes pièges... Et, après tout, tu as raison...

Elle cligna de l'œil d'un air entendu. Lorsqu'elle redevenait gaie, on devinait sa générosité profonde.

– Pardonne-moi, dit-elle. Je t'ai inquiétée.

– Ce n'est pas grave.

– En effet, ce n'est pas grave... Tu es très forte. Tu triompheras.

Mais elle ne paraissait pas heureuse et fumait avec humeur. Elle jeta un regard soupçonneux sur les deux femmes en face d'elle.

– Qu'est-ce qu'il y a entre vous ? Ça ne te va guère, Janine de faire amitié avec une grande dame. Qu'est-ce donc qui vous lie ?

– Ceci, dit la Polak en croisant les doigts d'une certaine façon.

– La matterie !

Derrière la sorcière, un garçon à l'air chafouin et moqueur croisait lui aussi les doigts en signe de reconnaissance,

– C'est le commis de Monsieur Basile, chuchota La Polak à l'oreille d'Angélique, il est de chez nous...

« Chez nous », c'était, pour Janine Gonfarel, la Cour des Miracles de Paris. Paul-le-Follet eut, en effet, un tour de main bien de « chez nous » pour faire glisser dans celle de la sorcière une bourse alourdie de quelques écus en échange d'un petit sac de toile qu'elle tira de sa ceinture.

Au cours de l'après-midi, un certain nombre de personnes s'approchèrent du coin où devisaient les trois femmes. À chacun la sorcière remettait un petit paquet qu'elle accompagnait de quelques recommandations.

L'homme qu'on surnommait le « Bougre Rouge », parce qu'on le disait lui aussi devin et sorcier, se montra mais n'approcha pas. Il craignait Angélique. Elle le soupçonnait d'avoir jeté une pierre à son chat, le jour de l'arrivée. C'est lui, disait-on, qui avait vu passer dans les airs les canots en feu de la « chasse-galerie » alors que la flotte du comte de Peyrac approchait de Québec. Depuis, ses dons de voyance s'étaient accentués. On le consultait beaucoup, et ses clients se hissaient, au péril de leur vie, jusqu'à sa masure qui était perchée par-dessus quelques autres au flanc de la falaise, sous le fort. D'escaliers en échelles on parvenait dans son antre à demi enseveli sous de longs stalactites de glace. Il vivait là avec son Indien eskimo et environné de livres et de grimoires pour lesquels la sorcière Guillemette avait aussi le plus profond respect.

– D'où les a-t-il sortis ces livres ? Il n'a pu les faire surgir de terre que par la grâce de Satan... ou les voler.

– Il a le Grand Albert et le Petit Albert.

– Et une copie du Livre de Toth.

– Ce qui est étonnant, c'est qu'avec de tels livres, le quartier n'a pas encore flambé, disait la Polak en regardant avec révérence vers les hauteurs caparaçonnées de glace où gîtait le sorcier. S'il savait cela, le procureur Tardieu ferait jeter à bas toutes les maisons. Il a déjà interdit que l'on construise sous la falaise à cause des éboulements.