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Elles burent de l'eau-de-vie, ce qui les faisait parler légèrement de choses graves.

– « Ils » nous tueront toutes ! Ils nous tueront toutes ! disait Guillemette.

De qui parlait-elle ?

– Va ! Parle ! Dis ce qui te tourmente, la pria la Polak avec solennité. Après, on pourra deviser de meilleur cœur...

Mais la femme restait immobile, la tête un peu inclinée, comme enfermée en elle-même avec une vision déchirante. Enfin, elle s'ébroua, se remit à fumer. Et Angélique éprouvait sans savoir pourquoi de la pitié et du remords.

La sorcière se passa encore la main dans sa tignasse blanche. D'un geste inconscient, elle arrangeait des mèches sur son front, en frange, au bord de ses yeux bleus, d'un azur déconcertant.

– Bast ! fit-elle, ce qui se passait en Place de Grève, dans votre Paris, ce n'était rien... Mais dans les bourgs, les campagnes, ce fut pis...

– Pis ! Faudrait voir ! protesta Janine Gonfarel atteinte dans son attachement à la capitale du Royaume de France.

Elle tenait à ce que Paris fût excessif en tout, en bien comme en mal.

À mots couverts, à petites phrases qu'elle avait longuement retournées dans sa tête, elle évoquait la croisade de terreur, acharnée, depuis trois cents ans, à éliminer de la société les cueilleuses de « simples », dangereuses de posséder une science qu'on ne leur avait pas enseignée et que l’Église ne les avait pas encouragées à acquérir3...

– Ma mère était femme sage dans un gros bourg des marches de Lorraine, raconta-t-elle... Elle visitait aussi les campagnes... « Ils » l'ont conduite au bûcher. Et tandis que le feu craquait et la consumait, « ils » me tiraient les cheveux pour m'obliger à relever la tête et me criaient aux oreilles :

– Regarde ! Regarde ta mère qui brûle, petite sorcière !

Elle porta son gobelet d'étain à sa bouche, but et parut revenue à elle.

– ... Tu comprends, reprit-elle, « ils » ne voulaient rien nous laisser, même pas ce pouvoir-là. « Ils » ne peuvent supporter que nous soyons plus fortes qu'« eux ».

– Qui ça « ils » ? demanda Angélique.

– Les hommes !

Guillemette jeta le mot avec hargne. Comment pouvaient-ils supporter que les femmes, des femmes ignorantes, qui n'étaient pas passées par leurs universités et leurs examens de théologie, possédassent un tel pouvoir sur la vie et la mort, sur l'amour et la naissance ? Un pouvoir trop grand pour qu'on ne cherchât pas à le leur arracher.

– C'est pourquoi on les a brûlées et brûlées sans cesse, les sorcières, même et surtout celles qui faisaient le bien, qui guérissaient, qui soulageaient, mais qui osaient le faire « en dehors » de la puissance des hommes et de l’Église.

Derrière sa hargne, on sentait une douleur inhumaine et rongeante qui la ramenait sans cesse à vilipender contre ce mal devenu familier à force d'être commun : les bûchers des sorcières.

Pour elle, toutes étaient victimes.

– Mais il y a des sorcières qui empoisonnent, dit Angélique qui pensait à la Voisin.

– Certainement. On ne nous a laissé que le poison. On nous a interdit la bienfaisance. Sais-tu ce qu'il y a écrit dans le Livre des Inquisiteurs ?

Elle récita en appuyant sur les mots :

– « ... Nous devons rappeler que par sorcières nous n'entendons pas seulement celles qui tourmentent et tuent, mais bien tout devin, charmeur, jongleur et magicien, communément appelés hommes et femmes sages... ceux, celles que l'on considère comme bons et bonnes sorcières, qui ne font aucun mal... » Entends-tu, qui ne font aucun mal ! « ... qui ne souillent ni ne détruisent, mais qui sauvent et délivrent du mal... Il vaudrait mieux pour nous tous que la terre soit débarrassée de toutes ces sorcières et particulièrement de celles qui sont bienfaisantes... »

– On laisse pourtant nos religieuses soigner les malades...

– Parce qu'elles sont religieuses et sous l'égide de médecins imbéciles, plus ignares qu'elles, mais qui se sont adjugé le pouvoir.

– Calme-toi, dit la Polak, sinon tu vas finir par y avoir droit à tes trois cents fagots.

Le tuyau de sa pipe coincé entre ses dents, elle soufflait la fumée à petits jets, du coin des lèvres. Elle poursuivait rêveusement :

– Où était le-mal ?... dis-le-moi ? Les femmes ont toujours été des guérisseuses... Parce qu'elles ont le sens de la terre, des secrets et des mystères de la terre. Parce qu'elles donnent la vie. Elles ont souci de préserver ce corps, elles sentent en lui autre chose qu'un gibier pour la mort et l'enfer... Pas comme « eux ». Ils laissent périr les pauvres gens dans leur douleur. « Vous irez au ciel », disent-ils... Ils ne veulent pas qu'on leur échappe... Les femmes guérissent, soignent, soulagent... C'est pourquoi ils ont juré notre perte...

Son regard tombait sur les mains d'Angélique.

– ... Toi aussi, tu as des mains de guérisseuse... Mais tu es plus rusée et plus habile que moi... Tu leur échapperas...

Elle se leva et fit quelques pas à travers la salle. Elle se retourna brusquement. Son visage s'était adouci et ses yeux bleus à nouveau brillaient, gais et allègres.

– ... Viendras-tu avec moi dans l'île, ma belle petite ?

La lueur pourprée du ciel se glissait par la fenêtre et l'illuminait.

– ... Non... Tu viendras plus tard... à la saison des sucres... Quand la sève de l'érable coule... Tu verras, l'île est toute parfumée.

Elle reprenait ses fourrures jetées sur un banc et recommençait à s'en envelopper. Elle regardait au loin.

– ... Toute parfumée à l'extérieur et un peu acre et violente à l'intérieur comme une belle femme en sa nature... Le parfum, c'est l'encens des sucres que l'on cuit dans les érablières, et le puant, c'est l'odeur des fromages que l'on commence à fabriquer dans les entrailles de l'île. Sous les voûtes des fermes au printemps. Tu viendras ! Je te parlerai. Il faudra que je te dise beaucoup de choses que tu ne sais pas et pour lesquelles, pourtant, tu as été persécutée. Il faudra que tu saches le complot des hommes contre les femmes et tout ce qu'ils ont fait pour leur arracher le pouvoir qu'elles avaient reçu de Dieu : celui de guérir.

« Ah ! Ils en ont brûlé et brûlé des femmes sages et aussi des hommes sages qu'elles avaient initiés à leur science. Ah ! Tu vois, ce n'est pas fini... que de bûchers encore ! Que de bûchers !... Mon Dieu !

Une expression d'intense douleur crispa ses traits.

– Mais ne pense donc pas ! l'adjura la Polak... Ne pense donc pas ainsi et pars vite. Le soleil va disparaître.

Avant de lancer son attelage à travers le Saint-Laurent, Guillemette de Montsarrat se retournait encore vers Angélique.

– Tu me plais. Je vais préparer un « charme » de protection pour toi. Si un danger te menace, je viendrai t'avertir.

Au loin l'île d'Orléans s'enfonçait parmi des nuages lilas et roses s'étageant au-dessus de sa croupe boisée reflétant le soleil qui se couchait derrière les plaines d'Abraham.

*****

La Polak réprouvait la violence de la grande femme de l'île.

« Ce sont ses malheurs qui lui ont tourné la tête. Mais si elle continue à jaser ainsi, ils finiront par la brûler ou la pendre. »

À son avis, Guillemette dénonçait avec trop de hardiesse la malice humaine, ne cherchait pas à rassurer sur son compte.

Elle vivait en son manoir qui dominait la crique de Sainte-Pétronille et d'où elle apercevait au loin Québec, entourée de gens, de bêtes, d'Indiens, d'enfants, rassemblant le voisinage en des fêtes et des beuveries dont on exagérait la licence, fraternellement liée avec l'ardente Éléonore d'Aquitaine, sa voisine.