« ... Quel soulagement quand arrivent, au son des trompettes, les phalanges du ciel, s'élançant au secours des humains...
Il murmura après un silence.
– Elle est morte ! Elle est morte !
Angélique s'étonnait à peine de l'entendre répondre à ses pensées. Elle l'interrogea à mi-voix.
– C'est toi, Cantor, qui, le premier l'as trouvée morte ?
– Oui.
– Wolverines t'accompagnait-il ?
– Oui.
Il leva sur elle son tranquille regard vert.
– Mais ce n'est pas lui qui l'a tuée... Ses plaies n'étaient pas fraîches... Un nuage de mouches a jailli de sa face défigurée, alors que je m'approchais...
– Tu ne l'as trouvée qu'à l'aube... Le glouton n'aurait-il pu la tuer durant la nuit, courant sur sa piste après qu'elle s'était enfuie ?
Il fit signe que non.
– En ce cas, il lui aurait détaché la tête du tronc... Sa tête, il aurait fallu la rechercher jusque dans les arbres. C'est dans la coutume des gloutons d'agir ainsi.
Ils chuchotaient car l'écho répercutait le moindre bruit sous les voûtes.
– On ne peut imaginer la force d'un glouton saisi de fureur meurtrière. Il parvient à transporter au sommet d'un érable ou d'un orme, une tête d'élan avec tous ses bois... Et Wolverines haïssait Madame de Maudribourg...
– Serait-ce l'œuvre des loups ?
– Je ne sais...
Cantor rapprocha son visage de celui de sa mère afin de parler plus bas encore.
– Elle est morte, ma mère... Voilà ce que je sais. Pour l'instant, elle est morte ! Elle ne peut plus rien contre vous...
Sous l'effet du froid glacial qui régnait dans la chapelle, leurs souffles, se répondant, se rejoignaient en petits nuages de vapeur. Les doigts de Cantor, maintenant immobiles, devenaient gourds. Il les porta à ses lèvres pour essayer de les réchauffer.
Tout proche, dans le clocher, un mécanisme grinça, et le timbre d'une horloge laissa tomber une note paisible, sévère, lente à s'éteindre et Angélique la ressentit comme un rappel à l'ordre. L'horloge avait raison, ces propos sinistres ne convenaient pas à ce lieu saint où venaient de retentir de si célestes harmonies.
Cantor roula ses partitions de musique comme un élève appliqué.
À Québec, il avait retrouvé le plaisir de la musique religieuse et de la manécanterie. Sa voix, ayant achevé de muer, gardait le don reçu à sa naissance. Devenue plus grave, elle demeurait juste et belle.
Au-dehors, ils se trouvèrent enfermés dans le secret d'une neige sans violence, douce comme une tombée de pétales.
Ils allèrent dans le silence des rues de Québec où Angélique n'avait pas prévu qu'elle marcherait un jour aux côtés de son fils retrouvé. C'était de l'inattendu. Aujourd'hui, il lui prenait le bras car il était plus grand qu'elle.
Demain on célébrerait la fête de la Chandeleur et elle se souvint de ce 2 février ou comme un petit Jésus de cire elle l'avait emmené dans ses bras à travers le Paris enneigé, fuyant le sordide Hôtel-Dieu où il venait de naître. C'était un rond, rond pur et blanc, blond, duvet d'or et joues de porcelaine, et elle le tenait comme un trésor sous son manteau, tiède contre la tiédeur de son giron.
– Demain c'est la Chandeleur, dit-il tout à coup. Nous ferons des crêpes et vous nous raconterez « le temps du chocolat ».
Ils passèrent au château de Montigny afin d'inviter Florimond à venir le lendemain faire sauter des crêpes selon la tradition.
Florimond logeait à demeure au manoir. On le voyait peu car il était toujours requis par mille entreprises.
Entre autres, il travaillait à rédiger cartes et rapports de son expédition du Mississippi dans le Sud, qui s'était terminée par la Baie d'Hudson dans le Nord.
Angélique fut étonnée de trouver dans le cabinet de travail où il se tenait d'habitude, Mme de Castel-Morgeat à laquelle Florimond et Anne-François faisaient un récit de leur première rencontre, sur la rivière des Miamis, alors qu'Anne-François, prisonnier des Illinois, était sur le point de connaître un sort funeste. On lui avait déjà plusieurs fois soulevé la chevelure d'un air entendu lorsque Florimond s'était interposé. Le récit de leur combat et de leur évasion comportait plusieurs épisodes. Leur amitié datait de ce jour. La présence de la femme du lieutenant-général pouvait s'expliquer par celle d'Anne-François qui ne quittait guère son compère, mais Angélique soupçonnait que Sabine cherchait toutes les occasions d'être en présence de celui qui avait été son premier amour, le comte de Peyrac.
Elle regardait Florimond comme si elle voyait en lui le fils qu'elle avait rêvé d'avoir, né de l'homme qu'elle aimait.
*****
« ... Elle doit ressembler à cette femme qui a été la mère de Joffrey », pensait Angélique lorsque, plus tard, toute la maisonnée sommeillant, elle s'attarda auprès du poêle de faïence dans le salon douillet.
Et elle s'était sentie touchée en son point faible comme si une autre femme, qui aurait eu quelques droits sur Joffrey, était venue lui demander des comptes.
Joffrey parlait rarement de sa mère. L'autre jour, évoquant les voyages au cours desquels il avait connu le Père de Maubeuge, il avait dit :
– Je naviguais. Ma mère pendant ce temps était régente de nos domaines toulousains...
Enfant, Joffrey avait été confié à une nourrice protestante des montagnes. C'était le temps des guerres de religion. Au cours d'un massacre perpétré par les catholiques dans le village huguenot, le petit garçon de trois ans avait été défenestré et blessé à la face. Un paysan l'avait ramené dans sa hotte. Il se souvenait de son arrivée à Toulouse et racontait :
– Ma mère me prit dans ses bras et me porta sur la terrasse du palais, au soleil. J'y demeurai étendu là des années. Et peu à peu je retrouvai force et santé.
Un petit garçon qui ressemblait à Florimond, allongé sur un lit de repos, au sommet d'un palais rose et, près de lui, une grande femme aux yeux noirs qui, constante par sa présence, ses mains, son regard, le ramène à la vie, avec l'aide du soleil.
Le soleil ! Le soleil !
Le gel craquait au-dehors dans la nuit très noire.
*****
À la Chandeleur, derrière laquelle se tenait la fête païenne du solstice d'hiver, les crêpes bien rondes, dorées, symbolisaient le soleil, appelant son retour, et aussi la fortune.
On les faisait sauter, un louis d'or dans la main, et si l'on pouvait en envoyer une sur le dessus de l'armoire, la famille serait riche pour l'année.
On disait aussi :
« À la Chandeleur si l'ours sort et voit son ombre, il neigera quarante jours. »
D'après le dicton, le soleil était mauvais signe, qui trompait l'ours endormi et l'attirait hors de sa tanière, croyant en un renouveau trop précoce pour se maintenir.
Au contraire, la tourmente qui soufflerait les cierges bénis apportés de l'église laissait espérer que l'hiver, ayant épuisé sa vindicte, se lasserait plus tôt.
Cette année-là, la journée posait une énigme. Le matin, le soleil brillait mais, l'après-midi, la neige se mit à tomber en abondance.
L'hiver serait-il long ou court ?
De toute façon, disaient les gens sans illusions, il n'y avait guère de différence entre un hiver long ou court. Comme d'habitude on aurait bien à patauger dans la gadoue jusqu'en mai et les navires n'arriveraient pas avant juin.
Dans la maison où à Florimond et Cantor, aux enfants « habituels », Neals, Marcellin, Timothy, se joignait le petit tambour de l'armée dont la situation orpheline avait poussé Angélique à l'inviter. Le soleil brillait encore lorsqu'ils avaient graissé la poêle. Lorsque, deux heures plus tard, ils relevèrent la tête, rouges et suant, pour contempler les piles de crêpes sur la table, ils virent que la neige silencieuse atteignait presque les rebords des fenêtres. Le niveau montait à une vitesse surprenante, comme celui d'un réservoir alimenté par un barrage débondé. Ils aperçurent un lièvre blanc venu des bois, qui se dressait sur les pattes de derrière pour ronger les écorces des troncs à la croisée des branches.