Le cortège remontant de la cathédrale passa devant le château Saint-Louis et traversa la Place d'Armes. Un peu plus haut, l'on atteignait le jardin qui avait été dessiné par M. de Montmagny, deuxième gouverneur de la Nouvelle-France, et dans les allées duquel M. de Frontenac, se promenant, se sentait un peu Louis XIV à Versailles.
Toutes proportions gardées.
Cependant, quant à la beauté et à la grâce des dames du cortège, la prestance et l'entrain des messieurs, le luxe de leurs vêtements auxquels les capes et manteaux de fourrure, les manchons, les bonnets ornés de plumes, les bottes travaillées à l'indienne ajoutaient une note somptueuse, la petite cour du gouverneur valait bien celle du Roi-Soleil. Les gentilshommes portaient l'épée. Certains, comme Ville d'Avray, appuyaient sur une canne à pommeau d'or ou d'ivoire une main gantée de peau fourrée.
Le chemin qui serpentait entre deux murets de neige donnait moins d'assurance à une noble démarche que les allées sablées des parterres royaux mais l'on pouvait encore se distinguer par des propos choisis et de la gaieté. C'était la Cour au Canada.
De même, le jardin du gouverneur dont le tracé à la française présentait une certaine rigueur avec son labyrinthe de buis taillé par lequel on avait cherché à lui donner un petit air de Versailles, perdait de sa solennité lorsque l'on arrivait devant ce qui faisait la fierté de Frontenac : son carré de choux.
Il y en avait là une réserve pour l'hiver entier, affirmait-il, car il en avait fait planter plusieurs arpents. Aux premières gelées, on coupait les choux, on les retournait cul par-dessus tête dans les sillons où la neige et le froid les conservaient. Quand il s'en faisait besoin, le cuisinier du château envoyait ses aides s'approvisionner.
Ce jour de février, en cette promenade, presque toute la haute société de Québec escorta le gouverneur, officiers, conseillers, nobles et marchands étaient là et jeunes gens et jeunes filles de leurs parentés, ainsi que quelques enfants.
Honorine donnait la main à Angélique.
On s'exclama sur le charme du buis sous la neige et un peu plus loin sur l'ampleur du carré de choux.
– Les horizons de Versailles ne sont-ils pas plus exaltants ? demanda derrière Angélique la voix du duc de La Ferté.
Le froid avivait un peu de couperose aux ailes de son nez. La lumière crue du soleil nordique nuisait aux complexions congestives des gros buveurs.
– Les horizons de Versailles sont fort beaux, mais ceux-ci me charment aussi, répliqua-t-elle, en désignant le désert blanc que l'on envisageait des hauteurs du cap.
– Peuh ! De la sauvagerie ! Quelle déchéance pour une femme vers laquelle tout Versailles tournait les yeux.
– Quelle déchéance pour vous aussi, Monsieur de La Ferté, qui devez cacher votre superbe sous un nom sans éclat !
– Ce n'est que provisoire, vous le savez. En attendant avez-vous réfléchi à mes déclarations dernières ?
– Lesquelles ?
– Que nous pourrions nous désennuyer ensemble.
– Monsieur, je crois que nous avons déjà tout dit à ce sujet.
– Il me passionne...
– Vous radotez...
Elle s'écarta.
La superbe de Vivonne n'avait pas résisté à l'atmosphère du Canada. Il en avait été singulièrement diminué et comme terni, comme un métal non noble ne peut résister à des agressions par trop violentes et contraires de la nature.
Privé d'honneurs, de flatteries, du jeu des intrigues, de l'auréole dont l'entouraient la gloire de sa sœur et l'amitié du Roi, écarté d'une charge qu'il ne remplissait pas sans talent, celle d'amiral des galères du Roi, inoccupé, ressassant ses inquiétudes, ne pouvant trouver en lui-même, pour ne s'être jamais préoccupé de les y mettre, les ressources suffisantes pour lutter, il vieillissait. Il avait su à l'avance qu'il s’ennuierait, mais pas qu'il souffrirait. Et en effet, rien ne serait arrivé s'il n'y avait pas eu cette surprise inouïe de voir surgir Angélique. Sans elle, ç'aurait pu être acceptable.
Mais elle l'empêchait d'oublier. Elle éveillait ses regrets et les rêves en sommeil avaient resurgi avec plus d'acuité. Chaque matin, au réveil, il se disait : elle est là dans cette ville : la plus belle. Et cela suffisait à transformer la petite ville ennuyeuse en un réceptacle d'une aventure qui le faisait frémir d'impatience et d'une attente qui l'exaspérait d'autant plus qu'il savait qu'il n'y aurait rien, qu'il n'y aurait jamais plus rien entre eux. Sa présence était pour lui aussi inutile que celle d'un fantôme, comme s'il l'eût contemplée inaccessible derrière une vitre. Chaque échange qu'il avait avec elle lui laissait une impression pénible, irritante. Il se répétait que, la prochaine fois, il lui dirait ceci et cela, qui la blesserait et le vengerait.
*****
Les groupes s'égaillèrent à travers les allées et beaucoup se rendaient visiter le labyrinthe de buis que Frontenac faisait déblayer aussi souvent que nécessaire par les soldats.
Prenant garde de se tenir à l'écart des oreilles dévotes et ecclésiastiques, Ville d'Avray racontait des histoires lestes.
De son côté Mme de Mercouville faisait part à ses amis de sa victoire. M. Gaubert avait cédé et lui avait donné le nom des prisonniers anglais qui étaient esclaves au village des Hurons et qui connaissaient les secrets de teintures végétales pour la laine. Si on pouvait les faire venir en ville et les employer, le Canada n'aurait plus besoin d'importer des étoffes de France. En attendant, on tisserait le lin dont on avait vu une première récolte cette année sur les rives du Saint-Laurent.
Les menuisiers construisaient des métiers sur le modèle de celui qu'elle avait fait venir d'Aunis.
– J'aime avoir plusieurs fers au feu...
M. de Peyrac, M. de Frontenac et l'intendant Carlon s'entretenaient de mines de potasse et de goudron.
Bérengère Tardieu de La Vaudière, avec cette sorte de naïveté qui lui était coutumière, ne voilait plus qu'elle ferait tout ce qu'elle pourrait afin de se faire aimer du comte de Peyrac. Son minois enfantin émergeait d'un grand capuchon bordé de fourrure grise, mais Angélique nota avec satisfaction que le nez de la ravissante était un peu rouge. Elle se garderait de lui communiquer des compresses d'eau de mélisse et de bigaradier qu'elle s'appliquait sur le visage au retour des promenades.
M. de Bardagne conduisait Mme Haubourg de Longchamp, une femme douce et distinguée, très érudite, qui était le bras droit de Mme de Mercouville dans l'administration de la Confrérie de la Sainte-Famille. L'envoyé du Roi semblait vouloir se consoler avec elle de son inguérissable blessure d'amour. Il salua de loin Angélique d'un air distant. Le chevalier de Loménie parut aussi se dérober intentionnellement et elle en ressentit un peu de peine.
Puisque ses galants préférés semblaient décidés à lui battre froid, Angélique accepta la compagnie de M. Gaubert de La Melloise. Elle éprouvait quelques préventions à son égard depuis qu'elle savait qu'il se faisait faire des gants dans des peaux d'oiseaux par l'eskimo du sorcier de la Basse-Ville. Mais il la débarrassait de la compagnie de Vivonne.
Les principaux capitaines indiens Hurons et Algonquins se joignaient au cortège, fumant et discourant dans leur langue avec M. de L'Aubignière ou le baron de Maudreuil.
Piksarett se pavanait dans son habit rouge anglais soutaché de dorures, un chapeau au bord galonné, garni de tours de plumes posés sur des tresses d'honneur. Les mitasses et les mocassins qui complétaient son habillement ne l'empêchaient pas d'être fort glorieux. Jamais il n'était resté si longtemps à Québec et n'avait négligé les belles forêts du pays des Narrangasetts.
Les filles aînées de Mme de Mercouville étaient là et celles de Mme Le Bachoys aussi. Les jeunes gens tels que Florimond, Anne-François, Cantor et leurs amis du même âge jouaient au petit jeu d'essayer de les soustraire aux assiduités des compagnons du duc de La Ferté, Martin d'Argenteuil et le mûr baron Bessart qui, plus par habitude de galanterie que par conviction, tentaient d'accaparer l'attention des fraîches demoiselles canadiennes.