– De quoi s'agit-il ?
– Je l'ignore, gémit-il.
Mais elle croisa l'éclair de son œil bleu qui lui parut froid, inquisiteur. Et elle fut persuadée qu'il soupçonnait, s'il ne le savait, de quoi le lieutenant de police voulait l'entretenir.
« Toi, mon bonhomme, si tu m'entraînes dans des ennuis, tu me le paieras », pensa-t-elle.
– Je suis certain que ce n'est rien de grave, affirma-t-il ouvrant tout grand ses yeux candides.
– C'est bien, fit-elle se décidant, avertissez Monsieur Garreau que je le verrai quand il le voudra. Mais retenez bien que je n'agis ainsi que pour vous faire plaisir.
Ville d'Avray, qui tenait beaucoup à la réussite de sa mission diplomatique, lui baisa la main avec effusion.
Il partit, en sinuant, à travers le labyrinthe de buis, dut retrouver Garreau qui s'y cachait. Peu après le marquis revint tout heureux lui transmettre le lieu et l'heure du rendez-vous que proposait le lieutenant de police. Pour ne point déranger Mme de Peyrac en ses tâches et divertissements du jour, M. d'Entremont proposait de la rencontrer dans l'heure suivante, dès qu'elle aurait terminé sa promenade, en son salon de la Prévôté. Il allait s'y rendre pour l'attendre.
C'était à deux pas. Autant en avoir fini tout de suite.
Mme de Mercouville invitait Honorine à venir jouer avec ses filles jusqu'aux vêpres. On servirait aux enfants une bonne tasse de chocolat pour les réchauffer. Ils se divertiraient ensuite près du feu, sous la surveillance de Perrine. Un des garçons de Mercouville avait un cheval de bois à bascule qu'Honorine affectionnait. Elle partit de bon cœur avec la petite troupe.
Chapitre 51
Angélique n'eut pas un long chemin à parcourir pour se retrouver aux abords de la Place d'Armes. Sur la gauche s'ouvrait la Grande Allée et, juste en face de l'ancienne maison de Mme de La Peltrie, s'érigeaient les bâtiments de la Sénéchaussée. Les membres du Conseil Souverain y siégeaient souvent. Le Lieutenant de Police civile et criminelle et le Procureur y rendaient la justice au nom du Sénéchal, Monsieur de Masset, qu'on y voyait rarement et qui préférait habiter sa seigneurie de Saint-Cyrille. Il avait cédé ses appartements du palais de justice à M. d'Entremont.
Un archer introduisit Angélique dans un salon tendu d'une tapisserie sombre. Les fenêtres donnaient sur la rue et, à cette heure du début de l'après-midi, seul l'arrière des maisons recevait les rayons du soleil.
Une partie des murs de la pièce était couverte de rayonnages soutenant des livres reliés. Point de tableaux à part un portrait du Roi presque aussi sombre que les tentures et, au-dessus d'un grand bureau aux ornements de bronze doré, un écusson représentant les armes de famille du Lieutenant de Police civile et criminelle et qui était « d'argent au sanglier de sable, accompagné en chef d'un lambel de gueules, et en pointe de trois fers de lance de sinople, rangées de face ».
Angélique en attendant l'arrivée du Lieutenant de Police se plongea dans une méditation distrayante sur les analogies que l'on pouvait trouver parfois entre la symbolique d'un blason et le caractère ainsi que l'apparence de celui qui en avait l'apanage : « Un sanglier noir parmi des lances dressées d'un beau vert... » Cela convenait assez.
Il ne lui plaisait guère de se trouver là. Angélique s'arrangea pour s'asseoir le dos à la fenêtre dans un fauteuil à dossier raide, qui tendait ses accoudoirs à volutes pour inviter la personne convoquée à se détendre durant son interrogatoire.
Ce faisant, elle remarqua, ouverts sur le bureau du Lieutenant de Police, deux gros volumes, et dès qu'elle les eut reconnus, elle comprit pourquoi le responsable de l'appareil judiciaire au Canada tenait tellement à la rencontrer en privé. Les avertissements de Guillemette la Sorcière auraient dû plus ou moins lui faire envisager une anicroche de cette sorte. L'un de ces volumes était Le traité des sorcières de Jean Bodin. L'autre c'était le redoutable Malleus Maleficarum. Depuis bientôt deux siècles, ces deux livres servaient de Bible aux Inquisiteurs catholiques et protestants, pour étayer leurs accusations contre sorciers et sorcières.
Écrit en 1484 par « les fils bien-aimés » du Pape Innocent VIII, les révérends Sprenger et Kramer dont l'un était dominicain, ce dernier ouvrage prétendait présenter un recueil de recettes destinées à indiquer aux juges comment reconnaître les magiciens et les démons. On y avait consigné également tous les moyens permettant de débusquer, sous des apparences normales, une sorcière ou un sorcier et aussi les pratiques les meilleures pour leur faire avouer leur crime. C'était en fait une compilation d'insanités cruelles. Mais depuis le XIIIe siècle, ce livre avait permis de faire suivre aux accusations de sorcellerie une procédure légale.
Tous ceux que calomnies ou dénonciations avaient amenés devant le Saint-Office pouvaient se considérer comme perdus dès que les juges plongeaient leur nez entre les pages de ces ouvrages.
Malgré leur réputation plus marquée de la griffe du diable que de la bénignité de l’Église, Angélique fut soulagée de voir qu'il ne s'agissait que de cela. Elle supposa que M. d'Entremont avait entendu parler de ses activités auprès des malades.
Un signet soulignait une phrase dans la page ouverte du Malleus Maleficarum. Elle se pencha et lut : « Quand une femme pense seule, elle pense mal... »
L'axiome lui amena un sourire aux lèvres, qui parut accueillir le plus aimablement du monde l'entrée du Lieutenant de Police par la petite porte dissimulée dans la tapisserie.
Ce qui parut évident dès le premier abord, c'est qu'il était très embarrassé. Il la pria de s'asseoir, fit de même. Il assura qu'il ne savait comment remercier Mme de Peyrac d'avoir eu la grâce de se déranger. D'autant plus qu'il ne s'agissait que de vétilles. Mais voilà, il avait pensé qu'elle pouvait lui rendre un grand service dans une enquête délicate qu'il menait actuellement.
– Je vous écoute, dit-elle, étonnée.
Après avoir hésité, jeté un regard vers les livres sataniques comme pour y puiser un encouragement, taillé une plume qu'il reposa, le lieutenant de police se décida.
– Madame, ayez l'obligeance de me dire tout ce que vous savez sur le comte de Varange.
Angélique resta indécise. Ce nom ne lui disait rien, encore qu'il ne lui semblât pas tout à fait inconnu.
– Le comte de Varange..., répéta-t-elle, pensive, ai-je connu ce gentilhomme ?
– Sans doute, confirma-t-il.
– Excusez-moi. Je ne vois pas de qui il s'agit. On m'a présenté tant de monde à Québec.
– Ce n'est pas à Québec que vous l'auriez rencontré.
– Et où cela ?
– À Tadoussac.
– Tadoussac !
Elle comprenait de moins en moins.
– À notre venue en novembre ?
Puis un souvenir remonta comme émerge d'une eau sombre un cadavre. Et c'était bien d'un cadavre qu'il s'agissait. Lesté d'une pierre au cou et que les hommes du comte de Peyrac avaient balancé dans le fleuve parmi des cris délirants d'oiseaux de mer voletant dans la nuit et le brouillard.
Le comte de Varange ! L'homme qui les avait attirés dans un guet-apens et qu'elle avait abattu d'un coup de pistolet au moment où il attaquait Joffrey.
Angélique reporta sur M. d'Entremont un regard qui demeurait incertain.
– Tadoussac ! C'est déjà bien loin dans ma mémoire.